A Soi-Même (extraits du "Journal" autobiographique 1867 - 1915)Si j'interroge ces souvenirs autant qu'il est possible de faire renaître des états lointains d'une conscience aujourd'hui défunte, et par les changements de sa survie, je me vois alors triste et faible. Je me vois regardeur prenant . Enfant, je recherchais les ombres : je me souviens d'avoir pris des joies profondes et singulières à me cacher sous les grands rideaux, aux coins sombres de la maison, dans la pièce de mes jeux. Et au dehors, dans la campagne, quelle fascination le ciel !
Très tard aussi, longtemps après - je n'ose dire à quel âge, car vous me traiteriez d'homme incomplet - j'ai passé des heures, ou plutôt tout le jour, étendu sur le sol, aux lieux déserts de la campagne, à regarder passer les nuages, à suivre avec un plaisir infini, les éclats féeriques de leurs fugaces changements. Je ne vivais qu'en moi, avec une répulsion pour tout . Les sensations reçues et dont il me reste un souvenir lointain sont celles de mes jeux avec les petits enfants de la maison, au milieu desquels on me laissait fort libre. Période confuse, d'où la mémoire me sert assez mal, et qui ne refléterait ici que peu de choses, sinon les ébats éternels de l'enfance, loin des contraintes de la ville et de ses gênes. J'étais tranquille, point batailleur, inhabile aux entreprises par les champs où les autres me conduisaient. J'étais plutôt confiné dans les cours ou le jardin, et occupé de jeux paisibles.
J'étais d'ailleurs , entouré toujours de soins ; on avait prescrit de m'éviter les fatigues cérébrales. Je fis à sept ans un séjour à Paris pendant une année, et je me souviens des grandes promenades avec la vieille bonne qui m'accompagnait. Je vis à cet âge les musées. Une empreinte à ma mémoire est restée des tableaux de drames ; je n'ai dans les yeux que des représentations de la vie violente, à l'excès ; cela seul me frappa. J'ai dit une enfance maladive, et c'est la raison pour laquelle je fus mis tard à l'école, à onze ans, je crois. Cette période est la plus triste et la plus . Externe cependant ; mais je ne me vois que tardif aux classes, travaillant avec un effort qui m'attristait.
Que de larmes j'ai versé sur des livres d'ennui que l'on me prescrivait d'apprendre mot à mot. Je crois pouvoir dire que de onze à dix-huit ans, je n'ai ressenti que de la rancoeur d'études. Elles furent inégales, sans suite, sans méthode, faites dans deux pensions de Bordeaux, peu de latin. Je ne revivais et n'étais heureux que , durant lesquels je m'occupais. J'avais copié les lithographies d'alors selon les premiers mode de la hachure. J'en ai conservé quelques unes. Ces vieux documents d'un premier âge, loin de me faire heureusement tressaillir, ne me donnent aujourd'hui , comme la répercussion d'un spleen lointain, redevenu réel par ces images. Rien de particulier autrement.
A Soi-Même Odilon Redon (extraits du "Journal" autobiographique 1867 - 1915) Peinture : Portrait de Geneviève de Gonet enfant, 1907 Odilon Redon |