Baudelaire Essais critiques sur la littérature (Extraits) - Les Contes de Champfleury
Essais critiques sur la littérature (Extraits) - Les Contes de Champfleury.
Les Contes de Champfleury : Chien-Caillou, Pauvre Trompette, Feu Miette
Un jour parut un tout petit volume, tout humble, tout simple, au total, une chose importante, Chien-Caillou, l'histoire simplement, nettement, crûment racontée, ou plutôt enregistrée, d'un pauvre graveur, très original, mais tellement dénué de richesses qu'il vivait avec des carottes, entre un lapin et une fille publique : et il faisait des chefs-d'œuvre. Voilà ce que Champfleury osa pour ses débuts : se contenter de la nature et avoir en elle une confiance illimitée.
La même livraison contenait d'autres histoires remarquables, entre autres : M. le Maire de Classy-les-Bois, au sujet de laquelle histoire je prierai le lecteur de remarquer que Champfleury connaît très bien la province, cet inépuisable trésor d'éléments littéraires, ainsi que l'a triomphalement démontré notre grand H. de Balzac, et aussi dans son petit coin où il faudra que le public l'aille chercher, un autre esprit tout modeste et tout retiré, l'auteur des Contes normands et des Historiettes baguenaudières, Jean de Falaise (Philippe de Chennevières), un brave esprit tout voué au travail et à la religion de la nature, comme Champfleury, et comme lui élevé à côté des journaux, loin des effroyables dysenteries de MM. Dumas, Féval et consorts.
Puis Carnaval, ou quelques notes précieuses sur cette curiosité ambulante, cette douleur attifée de rubans et de bariolages dont rient les imbéciles, mais que les Parisiens respectent.
La seconde livraison contenait : Pauvre Trompette, ou l'histoire lamentable d'une vieille ivrognesse très égoïste, qui ruine son gendre et sa fille pour gorger son petit chien de curaçao et d'anisette. Le gendre exaspéré empoisonne le chien avec l'objet de ses convoitises, et la marâtre accroche aux vitres de sa boutique un écriteau qui voue son gendre au mépris et à la haine publiques. — Histoire vraie comme les précédentes. — Or, ce serait une erreur grave que de croire que toutes ces historiettes ont pour accomplissement final la gaîté et le divertissement. On ne saurait imaginer ce que Champfleury sait mettre ou plutôt sait voir là-dessous de douleur et de mélancolie vraies.
Le jour où il a fait Monsieur Prudhomme au Salon, il était jaloux d'Henri Monnier. Qui peut le plus, peut le moins, nous savons cela ; aussi ce morceau est-il d'un fini très précieux et très amusant. Mais véritablement l'auteur est mieux né, et il a mieux à faire.
Grandeur et Décadence d'une serinette. — Il y a là-dedans une création d'enfant, un enfant musical, garçon ou petite fille, on ne sait pas trop, tout à fait délicieuse. Cette nouvelle démontre bien la parenté antique de l'auteur avec quelques écrivains allemands et anglais, esprits mélancoliques comme lui ; doublés d'une ironie involontaire et persistante. Il faut remarquer en plus, ainsi que je l'ai déjà dit plus haut, une excellente description de la méchanceté et de la sottise provinciales.
Une Religion au Cinquième. — C'est l'histoire, la description de la pot-bouille d'une religion moderne, la peinture au naturel de quelques-uns de ces misérables, comme nous en avons tous connu, qui croient qu'on fait une doctrine comme on fait un enfant, sur une paillasse, le Compère Mathieu à la main, et que ce n'est pas plus difficile que ça.
Le dernier volume est dédié à Balzac. Il est impossible de placer des œuvres plus sensées, plus simples, plus naturelles, sous un plus auguste patronage. Cette dédicace est excellente, excellente pour le style, excellente pour les idées. Balzac est en effet un romancier et un savant, un inventeur et un observateur ; un naturaliste qui connaît également la loi de génération des idées et des êtres visibles. C'est un grand homme dans toute la force du terme ; c'est un créateur de méthode et le seul dont la méthode vaille la peine d'être étudiée.
Et ceci n'est pas à mon avis propre un des moindres pronostics favorables pour l'avenir littéraire de Champfleury.
Ce dernier volume contient Feu Miette, histoire, véridique comme toujours, d'un charlatan célèbre du quai des Augustins. — Le Fuenzès, une belle idée, un tableau fatal et qui porte malheur à ceux qui l'achètent !
Simple Histoire d'un rentier, d'un lampiste et d'une horloge, — précieux morceau, constatation des manies engendrées forcément dans la vie stagnante et solitaire de la province. Il est difficile de mieux peindre et de mieux dessiner les automates ambulants, chez qui le cerveau, lui aussi, devient lampe et horloge.
Van Schaendel, Père et fils : Peintres-naturalistes enragés qui vous nourrissez de carottes pour mieux les dessiner, et vous habilleriez de plumes pour mieux peindre un perroquet, lisez et relisez ces hautes leçons empreintes d'une ironie allemande énorme.
Jusqu'à présent, je n'ai rien dit du style. On le devine facilement. Il est large, soudain, brusque, poétique, comme la nature. Pas de grosses bouffissures ; pas de littérarisme outré. L'auteur, de même qu'il s'applique à bien voir les êtres et leurs physionomies toujours étranges pour qui sait bien voir, s'applique aussi à bien retenir le cri de leur animalité, et il en résulte une sorte de méthode d'autant plus frappante qu'elle est pour ainsi dire insaisissable. J'explique peut-être mal ma pensée, mais tous ceux qui ont éprouvé le besoin de se créer une esthétique à leur usage me comprendront.
La seule chose que je reprocherais volontiers à l'auteur est de ne pas connaître peut-être ses richesses, de n'être pas suffisamment rabâcheur, de trop se fier à ses lecteurs, de ne pas tirer de conclusions, de ne pas épuiser un sujet, tous reproches qui se réduisent à un seul, et qui dérivent du même principe. Mais peut-être aussi ai-je tort ; il ne faut forcer la destinée de personne ; de larges ébauches sont plus belles que des tableaux confusionnés, et il a peut-être choisi la meilleure méthode qui est la simple, la courte et l'ancienne.
Le quatrième volume qui paraîtra prochainement est au moins égal aux précédents.
Enfin, pour conclure, ces nouvelles sont essentiellement amusantes et appartiennent à un ordre de littérature très relevé.