Richard Strauss. Monsieur Croche, antidilettante. Debussy

    Eh bien, si l'on veut, pendant un instant, ne pas croire à un voyage en Utopie, il y a moyen de tout concilier en réunissant le Théâtre Populaire à l'Opéra Populaire, et cela en revenant, ainsi que je l'écrivais plus haut, à la formule théâtrale des anciens Grecs.

    Retrouvons la Tragédie, en augmentant son décor musical primitif des ressources infinies de l'orchestre moderne et d'un chœur aux innombrables voix ; sans oublier non plus ce qu'on pourra tirer d'effet total de la Pantomime et de la Danse, en en développant le jeu lumineux à l'extrême, c'est-à-dire à la mesure d'une foule.

    Pour cela, on trouverait de précieux renseignements dans les divertissements que donnent les princes javanais, où la séduction impérieuse du langage sans paroles qu'est la Pantomime atteint presque à l'absolu, parce qu'il procède par des actes et non par des formules. — C'est la misère de notre théâtre que nous ayons voulu le limiter aux seuls éléments intelligibles.

    Cela serait tellement beau qu'il deviendrait impossible de supporter autre chose ... Paris serait enfin un lieu où accourraient, pèlerins de la Beauté, les peuples de l'Univers. — Pour conclure, tâchons d'être généreux. Pas de petites entreprises basées sur d'hypocrites spéculations. Comme il faut absolument construire un théâtre, aucun de ceux qui existent ne pouvant servir, que le Conseil municipal et l'Etat tâchent de s'entendre, une fois n'est pas coutume.

    Surtout, pas un théâtre où l'or accroche désagréablement l'œil. Une salle de gaîté claire et accueillante à tous. (Je n'ai pas besoin d'indiquer la nécessité de places entièrement gratuites.) Au besoin, que l'on fasse un emprunt. Jamais il n'en sera fait qui ait des raisons plus hautes et plus strictement nationales.

    En outre, il y a une loi de beauté qu'il importe de ne pas oublier ! Malgré l'effort de quelques-uns, nous semblons marcher vers cet oubli, tant la Médiocrité, monstre à mille têtes, a de fidèles dans les sociétés modernes.

XV

RICHARD STRAUSS

 

    M. Richard Strauss, qui vient de diriger l'orchestre des Concerts Lamoureux, n'est pas du tout parent du Beau Danube Bleu : il est né à Munich, en 1864, où son père était musicien de la Chambre royale. C'est à peu près le seul musicien original de la jeune Allemagne ; il tient à la fois de Liszt par sa remarquable virtuosité dans l'art de jouer de l'orchestre, et de notre Berlioz par son souci d'étayer sa musique sur de la littérature. Les titres de ses poèmes symphoniques : Don Quichotte, Ainsi parlait Zarathoustra, Les équipées de Till Ulenspiegel, en témoignent. A coup sûr l'art de M. R. Strauss n'est pas toujours aussi spécialement fantaisiste, mais il pense certainement par images colorées et il semble dessiner la ligne de ses idées avec l'orchestre. C'est un procédé peu banal et rarement employé ; M. R. Strauss y trouve, au surplus, une façon de pratiquer le développement tout à fait personnelle ; ça n'est plus la rigoureuse et architecturale manière d'un Bach ou d'un Beethoven, mais bien un développement de couleurs rythmiques ; il superpose les tonalités les plus éperdument éloignées avec un sang-froid absolu qui ne se soucie nullement de ce qu'elles peuvent avoir de « déchirant », mais seulement de ce qu'il leur demande de « vivant ».

    Toutes ces particularités se trouvent portées au paroxysme dans la Vie d'un Héros, poème symphonique que R. Strauss faisait entendre pour la seconde fois à Paris.

    — On peut ne pas aimer certains départs d'idées qui frisent la banalité ou l'italianisme exaspéré, mais au bout d'un instant on est pris d'abord par sa prodigieuse variété orchestrale, puis par un mouvement frénétique qui vous emporte là et aussi longtemps qu'il le veut ; on n'a plus la force de contrôler son émotion, on ne s'aperçoit même pas que ce poème symphonique dépasse la mesure d'une patience habituelle à ce genre d'exercice. Encore une fois, c'est un livre d'images, c'est même de la cinématographie ... Mais il faut dire que l'homme qui construisit une pareille œuvre avec une telle continuité dans l'effort est bien près d'avoir du génie. Il avait commencé par jouer Italie, fantaisie symphonique en quatre parties (œuvre de jeunesse, je crois), où perce déjà l'indépendance future de R. Strauss.

Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy