Hector Berlioz. Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy.
La symphonie avec chœurs de Beethoven, laquelle prêta à des interprétations tellement surhumaines que de cette œuvre si forte et si claire on ne fit, pendant longtemps, qu'un épouvantail à public ... L'œuvre entière de Wagner, dont il fallut la solidité pour qu'elle résistât à la fougue industrieuse de ses compilateurs. Toutes ces pratiques représentent une sorte de littérature spéciale et même une profession classsée qui mène à tout, à condition de n'en jamais sortir, le soin de parler des autres supprimant inévitablement celui de parler de soi-même, besogne parfois dangereuse. Par certains côtés, cela est louable ; par d'autres, il ne faut peut-être y voir qu'une insuffisance, que plus ou moins d'habileté peut rendre notoire.
Jusqu'ici, Berlioz avait échappé à cet envahissement. Seuls, M. Jullien, dans un livre admirablement documenté, avait raconté pieusement le calvaire de cette gloire, et M. Fantin-Latour, rêvé lithographiquement d'après cette musique. D'ailleurs, par son souci de la couleur et de l'anecdote, Berlioz a été immédiatement adopté par les peintres ; on peut même dire sans ironie que Berlioz fut toujours le musicien préféré de ceux qui ne connaissaient pas très bien la musique ... les gens du métier s'effarent encore de ses libertés harmoniques (ils disent même ses « gaucheries »), et le « va te promener » de sa forme. Sont-ce les raisons qui rendent presque nulle son influence sur la musique moderne et qui resta, en quelque sorte, unique ? En France, je ne vois guère que dans Gustave Charpentier où l'on puisse retrouver un peu de cette influence, encore n'est-ce qu'à un point de vue décoratif, l'art de Charpentier étant indubitablement personnel, quant à ce qu'il veut intimement de la musique.
Ceci m'amène à dire que Berlioz ne fut jamais, à proprement parler, un musicien de théâtre. Malgré les réelles beautés que contiennent les Troyens, tragédie lyrique en deux parties, des défauts de proportion en rendent la représentation difficile et l'effet presque uniforme, pour ne pas dire ennuyeux ... Du reste, Berlioz n'apporte là aucune invention. Il s'y souvient de Gluck, qu'il aimait passionnément, et de Meyerbeer, qu'il détestait religieusement. Non, ce n'est pas là où il faut chercher Berlioz ... C'est dans la musique purement symphonique ou bien dans cette Enfance du Christ, qui est peut-être son chef-d'œuvre, sans oublier la Symphonie fantastique et la musique pour Roméo et Juliette.
Mais M. Gunzbourg veillait et dit :
« Mon cher Berlioz, vous n'y connaissez rien !... Si vous n'avez pas réussi au théâtre, c'est que je ne pouvais malheureusement pas vous aider de mon expérience... Enfin, vous êtes mort et nous allons pouvoir remettre tout en place. »
« Tenez ! vous avez fait une légende dramatique : la Damnation de Faust. Ça n'est pas mal, mais ça ne vit pas ! Ainsi quel intérêt voulez-vous qu'on prenne à votre « Marche hongroise » si on ne voit pas s'agiter des soldats dans le fond de la scène ?... »
« Et ce «ballet des Sylphes», c'est gentil de musique, quoique vous ne me ferez jamais croire qu'un simple orchestre symphonique puisse remplacer le charme d'une danseuse !... »
« Et cette Course à l'abîme, c'est terrifiant, mon cher ! »
« Mais vous allez voir, ça sera angoissant et terrible. Je détournerai le cours des rivières pour fournir des cascades naturelles ; je ferai pleuvoir du vrai sang, fourni par les abattoirs ; les chevaux de Faust et de Méphistophélès fouleront de vrais cadavres. »
« D'ailleurs, vous ne pourrez vous mêler de rien, heureusement ! Vous étiez si bizarre, étant vivant, que votre présence ne pourrait que tout gâter. »
Ayant ainsi parlé, M. Gunzbourg se mit à l'œuvre et adapta éperdûment.
Tout en cheminant à travers la Damnation, il se convainquit une fois de plus que ce « sacré Berlioz » n'y connaissait décidément rien ... « Trop de musique », bougonnait-il,
« et comme c'est facile ! mais ça manque de lien, il me faut des récits. Dommage tout de même qu'il soit vraiment mort !... Tant pis, nous nous en passerons ... »
Et M. Gunzbourg se passa de Berlioz, fit faire des récits et dérangea l'ordre des scènes.