Monsieur Croche, antidilettante Claude Debussy.
Il vous faut remercier les gens d'avoir été assez passionnés pour assumer la fatigue de souffler dans des clefs généralement inaptes à devenir des instruments de combat, celles-ci se considérant avec justesse comme des instruments domestiques. La façon de souffler entre leurs doigts des jeunes garçons bouchers est beaucoup plus recommandable ... (On n'a jamais fini d'apprendre ...) M. Chevillard montrait une fois de plus, à cette occasion, une merveilleuse et multiple compréhension de la musique. Quant à la Symphonie avec chœurs, il a l'air de la jouer à lui tout seul, tant il y a de vigoureuse mise en place dans cette exécution : cela dépasse les éloges que l'on a coutume de faire. »
Je ne pouvais qu'acquiescer ; j'ajoutai seulement que, faisant de la musique pour servir celle-ci le mieux qu'il m'était possible et sans autres préoccupations, il était logique qu'elle courût le risque de déplaire à ceux qui aiment une musique jusqu'à lui rester jalousement fidèles malgré ses rides ou ses fards !
«Les gens dont nous parlons — reprit-il — ne sont pas coupables.
Accusez plutôt les artistes qui accomplissent la triste besogne de servir et d'entretenir le public dans une nonchalance voulue ...
A ce méfait, ajoutez que ces mêmes artistes surent combattre pendant un instant, juste ce qu'il fallait pour conquérir leur place sur le marché ; mais une fois la vente de leurs produits assurée, vivement ils rétrogradent, semblant demander pardon au public de la peine que celui-ci avait eue à les admettre.
Tournant résolument le dos à leur jeunesse, ils croupissent dans le succès sans plus jamais pouvoir s'élever jusqu'à cette gloire heureusement réservée à ceux dont la vie, consacrée à la recherche d'un monde de sensations et de formes incessamment renouvelé, s'est terminée dans la croyance joyeuse d'avoir accompli la vraie tâche ; ceux-là ont eu ce qu'on pourrait appeler un succès de “ Dernière ”, si le mot “ succès ” ne devenait pas vil mis à côté du mot “ gloire ”. »
« Enfin, pour m'appuyer sur un récent exemple, j'ai peine à voir combien il est difficile de conserver le respect à un artiste qui, lui aussi, fut plein d'enthousiasme et chercheur de gloire pure ...
Monsieur Croche Antidilettante. N.R.F., 1921.
J'ai horreur de la sentimentalité, monsieur ! Mais j'aimerais ne pas me souvenir qu'il s'appelle Camille Saint-Saëns ! »
Je répliquai simplement : « Monsieur, j'ai entendu les Barbares. »
Il reprit avec une émotion que je ne lui soupçonnais pas :
« Comment est-il possible de s'égarer aussi complètement ?
M. Saint-Saëns est l'homme qui sait le mieux la musique du monde entier.
Comment oublia-t-il qu'il fit connaître et imposa le génie tumultueux de Liszt et sa religion pour le vieux Bach ?
Pourquoi ce maladif besoin d'écrire des opéras et de tomber de Louis Gallet en Victorien Sardou, propageant la détestable erreur qu'il faut “ faire du théâtre ”, ce qui ne s'accordera jamais avec “ faire de la musique ”. »
J'essayai de timides objections comme :
« Ces Barbares sont-ils plus mauvais que beaucoup d'autres opéras dont vous ne parlez pas ? » et :
« Devons- nous pour cela perdre le souvenir de ce que fut Saint-Saëns ? »
— M. Croche me coupa brusquement la parole.
— « Cet opéra est plus mauvais que les autres parce qu'il est de Saint-Saëns. Il se devait et devait encore plus à la musique de ne pas écrire ce roman où il y a de tout, même une farandole dont on a loué le parfum d'archaïsme : elle est un écho défraîchi de cette “rue du Caire” qui fit le succès de l'Exposition de 1889 ; comme archaïsme, c'est douteux.
Dans tout cela, une recherche pénible de l'effet, suggérée par un texte où il y a des “ mots ” pour la banlieue et des situations qui naturellement rendent la musique ridicule. La mimique des chanteurs, la mise en scène pour boîte à sardines dont le théâtre de l'Opéra garde farouchement la tradition, achèvent le spectacle et tout espoir d'art.
— N'y a-t-il donc personne qui ait assez aimé Saint-Saëns pour lui dire qu'il avait assez fait de musique et qu'il ferait mieux de parfaire sa tardive vocation d'explorateur ? »
M. Croche fut sollicité par un autre cigare et me dit en manière d'adieu :
« Pardon, monsieur, mais je ne voudrais pas gâter celui-ci ... »