Et l’eau vint à manquer
Et l’eau vint à manquer
Un beau jour insolemment ensoleillé de décembre 2005, la population de Belle-Ile-en-Mer apprend que l’eau du robinet est devenue à la fois rare et impropre à la consommation, que des bouteilles d’eau minérale, cinq par personne, vont être distribuées à l’aérodrome deux fois par semaine. La bonne humeur est de mise, ce qui n’empêche pas les questions et les reproches.
Comment en est-on arrivé là ?
Bien sûr, on sait que depuis des mois, le ciel se refuse à déverser la moindre goutte de pluie ou si peu. Déjà l’été dernier, l’île avait attiré l’attention lorsqu’un bateau-citerne était venu livrer de l’eau douce (100 000 m3), stockée dans un bassin de fortune, construit pour l’occasion - quatre murs de terre et une grande bâche de plastique. L’événement avait choqué et valu à l’île la visite de la ministre de l’Écologie et du Développement durable. La presse y avait fait largement écho car on avait peine à croire que là tout d’un coup, tout ce que l’on disait sur les menaces de pénurie de toutes sortes, se vérifiait. Le prix du pétrole s’envolait et l’eau manquait au point que l’on doive la livrer par bateau, comme si nous étions dans un désert. Des consignes sévères furent imposées avec amendes à la clé en cas de resquille : interdiction d’arroser les jardins, de laver sa voiture, préférer la douche au bain. Bilan : la consommation a baissé de 20 % par rapport à la moyenne habituelle. Autrement dit, chacun a fait sa part d’économie.
Cela n’a même pas été une obsession mais on en causait beaucoup. On échangeait les petites recettes : l’eau de lavage de la salade et des légumes au pied des plantes assoiffées, un seau dans la salle de bains pour recueillir l’eau froide qui s’écoule en attendant l’arrivée de l’eau chaude. Cette eau pouvait ensuite servir à rincer les légumes puis arroser les plantes. Et l’on se mit à considérer d’un autre œil les originaux, en réalité des précurseurs, qui se sont équipés astucieusement et efficacement pour préserver la précieuse eau : systèmes de bassins plantés filtrants dans les jardins où l’on traite les eaux usées, dites eaux grises, récupération des eaux pluviales, rares mais absentes au point de remplir là une citerne, là un tonneau sous la gouttière comme « dans le temps ». De quoi arroser le jardin. Ceux-là, qui avaient anticipé ont reçu beaucoup de visites.
Chacun ou presque s’est retrouvé face à son insouciance. L’eau au robinet, quoi de plus normal ? Seule la facture indique une sorte de limite, sur ses propres moyens, pas sur l’état de la ressource, naturelle s’il en est.
Le réveil est brutal. On ne voit plus rien de la même façon. Toute promenade est l’occasion d’une observation différente de la nature, des nombreux vallons qui sillonnent l’île où l’eau ruisselle pour aller directement à la mer. Chacun y va de son commentaire bien sûr. Les jeunes générations entendent le récit des plus anciens. Retour sur le passé et l’histoire de l’île. Le temps n’est pas si lointain où l’on captait l’eau des vallons, où des citernes alimentées par l’eau de pluie constituaient autant de réserves, aujourd’hui abandonnées. L’eau apparaît comme un bien précieux que peut-être l’on gâche étourdiment, dont on n’a pas soupçonné que l’on aurait dû conserver tous les moyens de la capter, recueillir, stocker.
Le réchauffement climatique serait donc une réalité dont on verrait là une conséquence concrète, quotidienne, préoccupante.
« Oui, dit l’un, et dans une île, nous le subissons plus vite et plus fort qu’ailleurs. »
« Non, dit l’autre, il y a toujours eu des cycles. Ce n’est pas la première fois qu’il pleut si peu pendant si longtemps. La réalité, c’est que nous avons fait et laissé faire n’importe quoi, sans faire attention. »
En première ligne, les élus des diverses collectivités locales. Ils se voient (se croient) dans l’obligation de trouver des solutions, rapides, efficaces. Spectaculaires, autant que l’est le mince filet d’eau indigeste qui coule des robinets en acier chromé des cuisines et des salles de bains. L’économie de l’île, assise sur le tourisme, voit le nombre d’habitants évoluer en accordéon au cours de l’année.
Quels légumes vont pousser dans ces conditions ?
Comment ferons-nous l’été prochain ?
On sait que les nappes phréatiques se remplissent en automne et en hiver. Pour l’automne c’est fichu.
Quelles solutions ?
Et d’évoquer la livraison régulière par bateau-citerne, ou la dessalinisation de l’eau de mer, rien que ça, ou enfin la construction d’une canalisation sous-marine de dix-sept kilomètres de long depuis le continent, qui, par hypothèse ne manquerait pas d’eau. Bref, des solutions fort onéreuses dont le seul mérite est d’apporter une réponse simple à un problème complexe. Le distributeur d’eau reste discret. On imagine que son seul souci est que la solution adoptée, quelle qu’elle soit, lui permette de continuer d’assurer un service rémunéré.
Il n’existe pas de solution simple à un problème complexe. Celui-ci est de surcroît éminemment technique. Et l’on vérifie une nouvelle fois que le temps politique n’est pas le temps tellurique.
De l’eau on est passé à d’autres réflexions sur le monde tel qu’il va. Mal. On sait bien que nos modes de vie sont en cause. Il n’est pas évident de le dire brutalement. Et à qui ? Qui va devoir faire les frais des inévitables changements ? Ne sommes-nous pas plutôt devant l’obligation d’efforts partagés ? Une récente enquête sur le développement durable a posé une série de questions, les mêmes à des élus et au “grand public”. Il en ressort que pour les Français ici appelés “Grand public”, les acteurs clefs se situent à l’échelon local (65 % la commune, 64 % la région), que le développement durable est une tendance de fond (75 %) qui ne générera pas de surcoût (22 % seulement y voient une mode qui passera). Quant au changement climatique, 79 % des élus et 69 % du Grand public, considèrent qu’il est encore possible d’inverser la tendance.
Voilà qui rend optimiste, au moins sur l’analyse partagée de la situation. Car tout reste à faire. Nous voilà bien face à un problème global d’où l’on ne saurait exclure les humains, auteurs et victimes des désordres dont le tarissement de l’eau n’est qu’un exemple, mais concret, mais têtu, mais instructif. Il impose que soit posé le problème de nos modes de vie.
Nous devrons vivre des contradictions permanentes. Quelque conscience que l’on ait de l’urgence à agir, quelque volonté que l’on ait de faire les efforts nécessaires, nous allons être confrontés à des arbitrages et à ce qu’il est convenu d’appeler des révisions déchirantes. En attendant de trouver l’équilibre adéquat, notre inquiétude - nous n’arrivons pas à croire que l’état du monde laisse indifférent - devra s’accommoder de gestes et d’habitudes que nous savons nocifs. La tâche est immense et elle va du plus petit au plus grand, du micro au macro.
Dès que l’on évoque ces questions un peu sérieusement, on ne manque pas de se voir opposée l’objection fatale que des emplois disparaîtront. Nous ne saurions sous-estimer cet aspect. L’enquête évoquée plus haut montre que si les élus privilégient la dimension environnementale du développement durable, le Grand public insiste sur la dimension sociale. Comme si à la fois il soulignait que l’homme est le début et la fin, au sens de la destination, de tout progrès, et aussi qu’il ne peut être le grand oublié de ce qu’il considère comme inévitable et pressent douloureux si l’on s’y prend de travers.
C’est pour nous la bonne nouvelle de cette enquête. Il ne faut pas croire que nos concitoyens soient indifférents et ignorants de la situation du monde. À longueur de jour on ne leur sert que catastrophes et imprécations. Le niveau de la mer va monter, tout inonder, le Gulf Stream va changer de place :
« Et comment faisons-nous, nous, avec nos petites mains pour contenir l’océan et retenir le Gulf Stream ? »
Voilà à peu près où ils en sont.
C’est pourquoi le temps de la pause est venu. D’une pause contradictoire car le monde va continuer de tourner. Au lieu des imprécateurs, il faut donner la parole à tous ceux qui n’ont pas renoncé et travaillent à imaginer des solutions, intelligentes, qui font la part de la transition. Dans tous les pays, riches ou pauvres, on cherche. Et on trouve. On ne dit pas assez par exemple qu’aux États-Unis, tandis que l’actuel président prévient que le mode de vie américain n’est pas négociable et refuse de signer le protocole de Kyoto sur les gaz à effet de serre, près de deux cents grandes villes, républicaines et démocrates, l’état de Californie, ont décidé de souscrire au protocole, que dans les universités, les laboratoires, des chercheurs travaillent, et ... déposent des brevets.
Les grands industriels n’ont pas attendu pour réfléchir, mettre en œuvre des politiques de développement durable dont il serait temps que l’on cesse de sourire. En Europe, les grandes entreprises publient chaque année un rapport dit RSE (responsabilité sociale de l’entreprise) où, selon des critères mis au point par des agences de notation extra-financières, elles rendent compte de leurs réalisations. Certaines le font alors qu’elles n’en ont pas l’obligation. Elles estiment le devoir à leurs actionnaires et à leurs clients.
Les entreprises avec leurs efforts et leurs réalisations, les citoyens avec leurs attentes et leur inquiétude, les élus locaux avec les agendas 21 (21 pour XXIe siècle, agenda adopté lors du sommet de la Terre de Rio en 1992), les Nations Unies avec le programme du Millenium, et tant d’autres : on voit que beaucoup sont prêts à agir, ont déjà commencé à agir. Tous ont conscience que la survie de la planète est en jeu. Que manque-t-il alors pour que l’aventure devienne collective ? Pour qu’enfin on partage, on échange, on sache comment on peut participer. Le développement durable est l’aventure du XXIe siècle, le plus grand défi auquel la démocratie est confrontée depuis sa naissance.
On comprend la difficulté pour “les politiques” de lancer des actions à long terme dont ils ne verront pas le résultat, qu’ils ne pourront pas inscrire dans leurs bilans, qu’un camp initiera, qu’un autre poursuivra sans les terminer. On ne peut pas renoncer à bien gouverner au motif que l’on ne peut s’attribuer le mérite d’un résultat à venir après soi. Les citoyens de leur côté doivent faire l’effort d’accepter qu’un candidat leur dise qu’il n’est pas capable d’offrir une solution ici et maintenant, qu’il appelle à l’effort, au sacrifice, mais au bon sacrifice, au sacrifice généreux qui pense aux futures générations, aux pauvres. Voit-on un monde où les pays développés diraient aux autres qu’il faut qu’ils renoncent à vivre pareillement car les ressources de la planète, en partie déjà épuisées, n’y suffiront pas, qu’ils doivent laisser passer leur tour ? Comment s’y prendrait-on d’ailleurs, sauf à rêver de régimes si obscurantistes et autoritaires qu’ils parviendraient à soumettre leur peuple ? Il serait naïf de croire que certains ne sont pas tout prêts à diviser la planète ainsi. Il y aura des pleurs et des grincements de dents, des résistances, des doutes, des erreurs, mais on ne peut tenir pour rien l’élan que l’on sent.
Il est vital. Ne nous reposons pas non plus sur les futures générations. Il sera trop tard. C’est à nous de leur livrer une planète en état de marche, pas à eux de faire notre éducation quand on leur aura livré les clefs de ce que nous ne voulons pas faire. Le développement durable est le plus beau chantier que l’humanité ait eu devant elle depuis longtemps. Elle a cru au progrès, elle l’a mis en œuvre. Il ne s’agit pas d’y renoncer. Il est seulement question de vivre autrement, car notre bonne vieille terre est épuisée. Il ne faudrait pas que la vie vienne à manquer.
Geneviève Guicheney