Fabliaux du Moyen-Âge
Fabliaux du Moyen-Âge (cinq fabliaux. Ecrits anonymes)
Les fabliaux sont des textes courts datant du Moyen-Âge
ayant pour but de divertir, d’être amusant,
tout en donnant une petite leçon de morale.
Voici une sélection de cinq textes.
Fabliaux : du latin fabula qui donna en français “ fable ”,
et qui signifie littéralement “ petit récit ”
La Vieille qui oint la paume au chevalier
Je voudrais vous raconter l'histoire d'une vieille pour vous réjouir. Elle avait deux vaches, ai-je lu. Un jour, ces vaches s'échappèrent ; le prévôt, les ayant trouvées, les fait mener dans sa maison. Quand la bonne femme l'apprend, elle s'en va sans plus attendre pour le prier de les lui rendre.
Mais ses prières restent vaines, car le prévôt félon se moque de ce qu'elle peut raconter. Par ma foi, dit-il, belle vieille, payez-moi d'abord votre écot de beaux deniers moisis en pot. La bonne femme s'en retourne, triste et marrie, la tête basse. Rencontrant Hersant sa voisine, elle lui confie ses ennuis.
Hersant lui nomme un chevalier : il faut qu'elle aille le trouver, qu'elle lui parle poliment, qu'elle soit raisonnable et sage ; si elle lui graisse la paume, elle sera quitte et pourra ravoir ses vaches sans amende. La vieille n'entend pas malice ; elle prend un morceau de lard, va tout droit chez le chevalier.
Il était devant sa maison et tenait les mains sur ses reins. La vieille arrive par derrière, de son lard lui frotte la paume.
Quand il sent sa paume graissée, il jette les yeux sur la femme :
« Bonne vieille, que fais-tu là ?
- Pour Dieu, sire, pardonnez-moi.
On m'a dit d'aller vous trouver afin de vous graisser la paume : ainsi je pourrais être quitte et récupérer mes deux vaches.
- Celle qui t'a dit de le faire entendait l'a chose autrement; cependant tu n'y perdras rien.
Je te ferai rendre tes vaches et tu auras l'herbe d'un pré. »
L'histoire que j ai raconté vise les riches haut placés qui sont menteurs et déloyaux.
Tout ce qu'ils savent, ce qu'ils disent, ils le vendent au plus offrant. Ils se moquent de la justice ; rapiner est leur seul souci. Au pauvre on fait droit mais s'il donne.
Les Perdrix
Un jour, un paysan découvre par le plus grand des bonheurs deux perdrix, prises dans une haie, à côté de sa ferme. Elles se sont sûrement heurtées en vol, et ont terminé leur course, là raides mortes. Cela ne se produit que rarement.
L’homme, fier et satisfait de sa découverte les confie à son épouse pour qu’elle les cuisine tandis qu’il part inviter le curé se joindre à l’excellent repas dont la seule pensée lui met déjà l’eau à la bouche …
Mais sa femme achève les préparatifs du festin bien avant que son mari ne soit revenu.
Elle retire les perdrix de la broche au bout de laquelle elles grillent à petit feu. L’odeur savoureuse de la chaire cuite lui caresse le nez. Elle détache un morceau de la peau rôtie pour goûter. Elle est de nature très gourmande, c’est là sa faiblesse. Quand Dieu lui fait don d’un fruit, elle ne le garde pas de côté ; oh ! Non elle se contente sur l’instant. La tentation est trop forte : elle ne peut contenir davantage l’envie de mordre dans les deux ailes d’une perdrix. Délicieuses ! La coupable est un peu inquiète tout de même. Elle sort dehors jusqu’au milieu de la rue pour s’assurer que son mari ne revienne pas encore. Personne !
« C’est grand dommage que de me faire attendre de la sorte, pense-t-elle. Comment puis-je faire de la bonne cuisine si mon homme tarde autant à rentrer ? »
Le fumet qu’exhalent les oiseaux rôtis met son estomac à la torture. Si elle goûtait le reste ? Elle mange encore un peu d’une perdrix, si bien qu’il est à présent impossible d’en laisser. Du premier volatile, il ne reste bientôt plus que la carcasse.
Et le second ? Pourquoi ne pas en profiter aussi ? Elle sait bien de quelle manière elle trompera son époux s’il lui demande pourquoi les deux oiseaux ont disparu. Elle pourra toujours mentir et affirmer que deux chats sont venus ensemble à l’instant où elle les retirait de la broche : elle a voulu se débarrasser de l’une des deux bêtes qui approchait de trop près et profitant qu’elle soit ainsi occupée l’autre compère en a dérobé une ; elle s’est tournée vers lui, et c’est alors que le premier ... Chacun a pris la sienne. Elle n’a pas été très adroite certes, il faudra bien le reconnaître, mais en tout cas, oui, son récit sera plausible. Elle s’en retourne de nouveau dans la rue pour guetter la venue de Gombault.
Toujours personne ! Sa langue endure mille tortures dans la bouche à la pensée de la seconde perdrix toute chaude sur le plat : vraiment elle deviendra folle si elle ne la dévore pas sur l’instant. D’abord la chaire du cou. Elle s’en lèche les doigts. Oui, mais à présent ?
Je ne peux pas en rester la, songe-t-elle. Il faut que je finisse le tout. J’en meurs d’envie !
Bientôt il ne reste plus rien des deux petites bêtes.
Le paysan est enfin de retour. Il crie de la rue :
« Ma mie, sont-elles cuites ?
- Elles l’étaient, mais les chats les ont emportés. Je n’ai pas réussi ...
- Que dis-tu là ?
Le mari se précipite sur son épouse comme un possédé. Sa colère est si grande qu’il veut la battre. Elle l’arrête :
C’était une plaisanterie ! Recule, va. Je les ai mises au chaud, elles auraient été moins bonnes tièdes.
- Ah ! Par Saint Lazare, je me serais bien fâché si tu avais commis pareille étourderie !... On va sortir la nappe blanche puisqu’il fait beau. Prends mon meilleur gobelet de bois.
- Je vais le chercher. Toi, prépare ton couteau, il a grand besoin d’être aiguisé.
- C’est exact, j’y vais de ce pas.
Le paysan ôte sa chemise et s’approche de la meule, son couteau tout nu en main. Le curé arrive à cet instant, heureux à la seule pensée de se délecter d’une bonne perdrix. Il salue la dame mais elle le prévient aussitôt :
- Messire, fuyez au loin. Mon époux veut se venger de vous. Il prépare son couteau, il va vous couper les oreilles.
- Que racontez-vous là ? Il m’a dit qu’il avait deux perdrix à partager avec moi et que nous allions profiter ensemble de leur chaire délicieuse.
- Avez vous crû ses paroles ? Voyez-vous des perdrix ici ? Ce n’est point encore le temps de la chasse. Regardez-le là bas à sa meule.
- C’est vrai ! Je crois bien vous dîtes vrai.
Le curé n’attend pas. Son hôte est jaloux et violent, il le sait bien. Il s’enfuit sans demander son dû, et la femme appelle son mari :
« Eh, Messire Gombault ».
- Sois patiente. Mon couteau n’est pas encore prêt.
- Arrive sans plus attendre.
- Que se passe-t-il ?
- Tu le sauras assez tôt…. Tu ferais mieux de courir si tu veux tes oiseaux. Le curé s’est enfui avec les perdrix. Vois-toi même !
- Avec mes perdrix !
Le paysan se précipite dans la rue, son couteau en main. Il court aussi vite que ses jambes le lui permettent. Il crie au curé quand il l’aperçoit :
« Vous ne les aurez pas pour vous seul celles là ! Vous ne les mangerez pas ».
Le prêtre ne saisit rien de ce qu’il entend mais il se retourne et constate que Gombault le poursuit avec de grands gestes. La course l’épuise mais il accélère son pas. Il court à en perdre le souffle…Le vilain, plus rapide et leste, s’approche. Le curé sent qu’il va bientôt être rattrapé : sa soutane entrave ses mouvements. Heureusement il a de l’avance. Il parvient au presbytère et il s’y enferme. L’autre secoue la grille. En vain.
Le paysan s’en revient alors chez lui tout triste ; il interroge son épouse :
« Dis-moi ce qui s’est passé ».
- Eh bien, le curé est arrivé puisque tu l’avais l’invité. Tu connais ses faiblesses … Il n’a guère fait attention à moi. Il a voulu contempler les perdrix. Je ne pouvais pas refuser car tu l’avais invité pour qu’il en mange une. Quand il les a aperçues, il s’est jeté dessus et il s’est enfui avec. Elles n’étaient plus assez chaudes pour le blesser. Tu as été absent longtemps. Que faisais-tu ? Je n’ai pas tardé à t’appeler.
- C’est peut-être vrai, dit le paysan.
Cette histoire vous le montre. La femme est née pour tromper. Dans sa bouche, le mensonge devient vérité, la vérité devient mensonge. Pas besoin d'en dire davantage. J'ai fini le récit.
Estula
Il y avait jadis deux frères, sans conseil de père et de mère, et sans autre compagnie. Pauvreté fut bien leur amie, car elle fut souvent leur compagne. C’est la chose qui tracasse le plus ceux qu’elle assiège : il n’est pire maladie. Ensemble demeuraient les deux frères dont je vous conte l’histoire. Une nuit, ils furent en grande détresse, de soif, de faim et de froid : chacun de ces maux s’attache souvent à ceux que Pauvreté tient en son pouvoir.
Ils se prirent à se demander comment ils pourraient se défendre contre Pauvreté qui les accable : souvent elle leur a fait éprouver de l’ennui.
Un homme connu pour sa richesse habitait tout près de leur maison: ils sont pauvres ; le riche est sot. En son jardin il a des choux et à l’étable des brebis. Tous deux se dirigent de ce côté.
Pauvreté rend fous bien des hommes : l’un prend un sac à son cou, l’autre un couteau à la main ; tous deux se sont mis en route.
L’un entre dans le jardin, promptement, et ne s’attarde guère, il coupe des choux à travers le jardin. L’autre se dirige vers le bercail pour ouvrir la porte : il fait si bien qu’il l’ouvre. Il lui semble que l’affaire va bien. Il tâte le mouton le plus gras. Mais on était encore debout dans la maison : on entendit la porte du bercail quand il l’ouvrit.
Le prud'homme appela son fils :
« Va voir, dit-il, au jardin, s'il n' y a rien d'inquiétant ; appelle le chien de garde. »
Le chien s’appelait Estula : heureusement pour les deux frères, cette nuit-là il n’était pas dans la cour. Le garçon était aux écoutes.
Il ouvre la porte qui donne sur la cour et crie : « Estula ! Estula ! »
Et l’autre, du bercail, répondit : « Oui, certainement, je suis ici. »
Il faisait très obscur, très noir, si bien que le garçon ne put apercevoir celui qui lui avait répondu. En son cœur, il crut, très réellement, que c’était le chien.
Sans plus attendre, il revint tout droit à la maison ; il eut grand peur en y rentrant : « Qu’as-tu, beau fils ? » lui dit son père.
– « Sire, foi que je dois à ma mère, Estula vient de me parler !
– Qui ? Notre chien ?
– Oui, par ma foi ; si vous ne voulez m’en croire, appelez-le à l'instant, et vous l’entendrez parler. »
Le prud'homme d’accourir pour voir cette merveille ; il entre dans la cour et appelle Estula, son chien.
Et le voleur, qui ne se doutait de rien, lui dit : « Mais oui, je suis là ! »
Le prud'homme s’en émerveille :
« Par tous les saints et par toutes les saintes ! Mon fils, j’ai entendu bien des merveilles, mais jamais une pareille ! Va vite, conte ces miracles au prêtre, ramène-le, et dis-lui d’apporter l’étole et l’eau bénite. »
Le garçon, au plus vite, se hâte et arrive au presbytère.
Il ne traîna guère à l’entrée et vint au prêtre, vivement :
« Sire, dit-il, venez à la maison ouïr de grandes merveilles : jamais vous n’en avez entendu de pareilles. Prenez l’étole à votre cou. »
Le prêtre dit :
« Tu es complètement fou de vouloir me faire sortir à cette heure : je suis nu-pieds, je n’y pourrais aller. »
L’autre lui répond aussitôt :
« Vous le ferez : je vous porterai. »
Le prêtre a pris son étole et monte, sans plus de paroles, sur les épaules du jeune homme, qui reprend son chemin. Arrivé à sa maison, et voulant couper court, le garçon descend, tout droit, le sentier par où étaient descendus les deux voleurs qui cherchaient leur nourriture. Celui qui cueillait les choux vit le prêtre, tout blanc, et crut que son compagnon lui apportait quelque butin.
Il lui demanda, plein de joie :
« Apportes-tu quelque chose ?
– Ma foi, oui », fait le garçon, croyant que c’était son père qui lui avait parlé.
– « Vite ! dit l’autre, jette-le bas ; mon couteau est bien aiguisé ; je l’ai fait repasser hier à la forge ; je m’en vais lui couper la gorge. »
Quand le prêtre l’entendit, il crut qu’on l’avait trahi : il saute à terre, et s’enfuit, tout éperdu. Mais son surplis s’accrocha à un pieu et y resta, car il n’osa pas s’arrêter pour l’en décrocher. Celui qui avait cueilli les choux ne fut pas moins ébahi que celui qui s’enfuyait à cause de lui : il ne savait pas ce qu’il y avait. Toutefois, il va prendre la chose blanche qu’il voit pendre au pieu et s’aperçoit que c’est un surplis. A ce moment son frère sortit du bercail avec un mouton et appela son compagnon qui avait son sac plein de choux : tous deux ont les épaules bien chargées.
Sans faire plus long conte, ils se mirent en route vers leur maison qui était tout près. Alors, il montra son butin, celui qui avait gagné le surplis. Ils ont bien plaisanté et bien ri, car le rire, alors, leur fut rendu, qui jusque là leur était défendu. En peu de temps Dieu travaille : tel rit le matin qui le soir pleure, et tel est le soir courroucé qui, le matin, était joyeux et gai.
Le Vilain qui gagna le paradis par plaid
Écoutez la belle histoire qui est arrivée jadis à un paysan comme vous ; je l'ai lue dans un livre. Il était mort un matin, au petit jour, ― son âme venait de quitter son corps. Et par hasard, ce jour-là, à cette heure-là, tous les anges et tous les démons étaient occupés, aucun n'était disponible pour emporter son âme …
L'âme du paysan attendait. Personne ne venait rien lui demander, personne ne venait lui donner d'ordre. Il en était tout heureux, lui qui pendant sa vie avait si souvent eu peur. Comme il regardait en l'air, partout, voilà soudain qu'il aperçoit à droite l'archange saint Michel qui emporte une âme. Pour sûr il l'emporte au ciel, il a l'air plein de joie. Le paysan se dit :
« Je m'en vais le suivre. »
II le suit, il le suit même si bien qu'il entre au paradis avec lui. Pas mal ! Mais saint Pierre l'avait vue, cette âme qui était entrée toute seule. Dès qu'il a reçu et inscrit l'âme qui était amenée par saint Michel, il revient vers le paysan :
« Dis donc, qui est-ce qui t'a amené, toi ? Personne n'est hébergé ici sans passer par le tribunal. Surtout pas les vilains, par saint Alain ! Nous nous en moquons des paysans ; notre séjour n'est pas pour eux. Et il n'y a pas plus paysan que toi, il me semble …
― Oh ! oh ! tout doux, beau sire Pierre, lui fait le paysan. Vous avez toujours eu un coeur de … pierre. Par son Saint Nom, Dieu a fait une belle bêtise quand il vous a choisi pour apôtre. Il ne fallait pas avoir beaucoup d'honneur, ni de religion, pour renier Jésus trois fois comme vous avez fait. Et vous êtes ici avec Lui quand même …
Le paradis ne vous convient pas du tout. Sortez, parjure. Je suis honnête et franc, moi ; j'y ai plus droit que vous. » Saint Pierre a honte, il n'ose pas discuter.
Il va confier toute l'histoire à saint Thomas, comme il peut.
« Je vais le trouver, dit saint Thomas. Il ne restera pas ici, à Dieu ne plaise ! »
Et, en effet, aussitôt à la porte il se met à crier :
« Vilain, ce lieu est réservé aux nôtres, aux martyrs, à tous ceux qui ont proclamé leur foi. Est-ce que tu as fait quelque chose de pareil, pour croire que tu habiteras ici ? Non. Alors ?… Tu ne pourras jamais y rester.
C'est un séjour pour les compagnons fidèles.
― Maître Thomas, maître Thomas, réplique le paysan, vous parlez à la légère ! Vous vous prenez pour un juge irréprochable ?… Est-ce que ce n'est pas vous, dites, qui avez juré aux apôtres qui vous disaient avoir vu Jésus après la résurrection que jamais vous ne le croiriez si vous ne mettiez pas la main dans ses plaies ?
Vous appelez ça une amitié fidèle ? Je regrette, mais je vous dis que vous avez été sans foi et sans raison, un mécréant. » Saint Thomas baisse la tête et se tient coi. Il va trouver saint Paul pour lui dire son malheur.
« J'y vais, par ma tête, dit saint Paul, je verrai bien. »
Mais l'âme du paysan n'a plus du tout maintenant la peur qu'elle avait sur terre. Elle se trouve bien au paradis et elle a le droit pour elle. Saint Paul lui lance :
« Aucun ange ne t'a conduit au ciel et tu n'as rien fait sur terre qui justifie ta place chez nous. Hors d'ici, paysan ! Tu es fou, ma parole ! »
Le vilain réplique aussitôt :
« Qu'est-ce qu'il y a, monsieur Paul le chauve, vous reprenez votre caractère de tyran ? Croyez-vous que je ne sache pas toute votre vie ? Jamais je n'en ai entendu d'aussi horrible. Vous avez persécuté les chrétiens, vous avez fait lapider saint Étienne. Vous feriez mieux de ne rien dire. »
Saint Paul lui aussi est bouleversé de honte ; il s'en va tout de suite. Il retrouve saint Thomas qui se consultait avec saint Pierre.
Il leur parle à l'oreille :
« Ah ! il a gagné contre moi ! Pour ma part je lui donne le paradis, si Dieu veut. »
Tous trois font appel à Jésus. Saint Pierre raconte franchement ce que le paysan leur a dit ;
« Ses paroles nous ont confondus; que pouvions-nous répondre ? Jamais plus je ne pourrai en parler. » Le Christ se lève aussitôt :
« J'irai. Je veux l'écouter moi-même. »
II vient au paysan, il lui demande comment il peut se faire qu'il soit au paradis sans un ordre formel :
« Jamais une âme n'entre ici sans congé, ni homme ni femme.
Tu as blâmé mes apôtres, tu les as insultés, humiliés ; et tu penses rester quand même ! »
― Seigneur, c'est vrai. Je dois rester tout autant qu'eux, si je suis jugé comme il faut. Jamais je ne vous ai renié, jamais je n'ai cessé de croire en vous, jamais je n'ai tué ou fait tuer personne ! … Tant que j'ai été en bas, sur terre, j'ai mené la vie la plus nette que je pouvais, j'ai donné de mon pain aux pauvres, je les ai chauffés à mon feu, je leur ai fourni des vêtements quand j'en avais, je les ai soignés lorsqu'ils étaient malades, je les ai menés à l'église, je ne les ai laissés manquer de rien. Est-ce que ce n'est pas comme ça qu'il fallait agir ?…
Je me suis confessé, j'ai communié de votre corps. On nous a toujours dit au prêche que ceux qui meurent de cette façon, Dieu leur pardonne leurs péchés. Vous qui savez tout, vous savez bien que je ne mens pas. Alors, maintenant que je suis au paradis, je vous réclame d'y rester. Vous-même vous avez donné commandement à tous les hommes de chercher d'abord le Royaume de Dieu, de n'en jamais démordre ; je vous obéis. Vous ne pouvez pas me chasser sans vous mentir.
― Paysan, dit Jésus, ainsi soit-il. Reste au ciel. Tu as bien plaidé ton procès, tu l'as gagné. Tu as raison et tu sais parler. Tu as été à très bonne école. »
II dit vrai le proverbe des paysans :
« Mieux vaut la raison que la force. »
Les deux Chevaux.
Près d’Amiens, au village de Longueau, était un vilain qui avait acheté, selon ses minces facultés, un petit roussin pour faire sa moisson. Pendant tout le temps qu’elle dura, il le fit travailler beaucoup, le nourrit fort mal, et quand les travaux furent finis et qu’il n’en eut plus besoin, il résolut de s’en défaire. Un samedi donc, après l’avoir bien étrillé, bien lavé, bien bouchonné, il lui mit un licou de chanvre, et, sans selle ni bride, le conduisit ainsi au château d’Amiens. Assurément il n’était pas besoin de mors pour le tenir : tout ce que pouvait faire le pauvre animal, c’était de marcher ; si vous l’aviez vu, il vous eût fait pitié, tant il avait le poil terne et tant ses côtes saillaient.
À mi-chemin, se trouvait le prieuré de Saint-Acheul. Un des moines étant venu par hasard à la porte quand le vilain passa, il lui demanda si son cheval était à vendre, et dit qu’ils en avaient un au couvent dont ils voulaient se défaire et qu’on pourrait troquer contre le sien. Le manant accepta la proposition. On le conduisit à l’écurie, où on lui montra une grande et vieille haquenée au dos ensellé, au cou de grue, haute du derrière, basse devant, et si maigre, qu’on ne pouvait la regarder sans rire. Ce fut là aussi toute la réponse que fit le vilain. Le moine prétendit qu’il avait tort de mépriser sa bête ; qu’elle était en mauvais état à la vérité parce qu’elle avait fatigué beaucoup, mais qu’il ne lui fallait qu’un peu de repos pour se refaire, et que tous les jours on en voyait vendre au marche pour cent sous qui ne la valaient pas de moitié.
« Oui, elle est bonne à écorcher, reprit le villageois, et c’est sa peau apparemment que vous voulez me vendre. Mais, Sire, voulez-vous voir une bête impayable ? regardez mon bidet. Voila qui est bien troussé et qui a bonne mine : ça laboure, ça herse, ça sert de limonier, ça va sous l’homme comme une hirondelle, c’est bon à tout. »
Enfin, le manant vanta si fort son cheval et déprisa tant celui du moine, que le religieux piqué, pour venger l’honneur du sien et en prouver la force, proposa de les attacher tous deux par la queue et de voir qui pourrait emporter l’autre. « Nous les placerons au beau milieu de la cour, dit-il. Si le vôtre entraîne le mien hors du couvent, ils sont à vous tous deux, mais s’il est entraîné dans l’écurie, vous le perdrez. »
On lia fortement les deux queues ensemble.
Les deux maquignons s’armèrent aussitôt d’une houssine, et chacun commença de son côté à tirer sa haridelle par le licou pour la faire avancer. L’une ne valait guèere mieux que l’autre, tous leurs efforts n’aboutirent qu’à serrer les nœuds sans gagner un pouce de terrain. Le moine frappait et tirait tellement la sienne qu’il était tout en sueur. Mais le vilain plus habile, quand il vit que son roussin ne se trouvait pas le plus fort, s’avisa d’une ruse qui lui réussit, ce fut de le laisser reculer pour épuiser la vigueur de l’autre.
En effet, la haquenée ne l’eut pas entrainé dix pas, que hors d’haleine et battant des flancs elle s’arrêta tout court. Le manant alors ranima son cheval de la voix.
« Allons, mon petit gris, du cœur, mon roi, hue ! hue ! hue ! »
Le bidet, à l’instant, rassemble son peu de forces, il se cramponne contre le pavé, et du premier coup de reins enlève la jument qui, malgré tous les coups du moine, se laisse emporter sans résistance, comme une charogne qu’on traîne a la voirie. Déjà le roussin avait la tête hors du couvent, et le moine se voyait au moment de perdre. Mais celui-ci tout à coup tirant son couteau coupe la queue du roussin. Les deux chevaux, libres ainsi, s’élancent chacun de leur côté et il ferme la porte : en vain le manant l’appelle et frappe à tout enfoncer, personne ne lui répond. Dans sa colère il se rendit à la cour de l’évêque pour se plaindre et demander justice, mais le procès traîna en longueur, il ne fut pas jugé et je vous laisse à décider comment il devait l’être.