Flaubert, Matteo Falcone
1 - Matteo Falcone |
Matteo Falcone ou Deux cercueils pour un proscrit.
C’était en Corse, dans un grand champ, sur un tas de foin que, à moitié éveillé, Albano, couché sur le dos, caressait sa chatte et ses petits, tout en regardant les nuages qui passaient sur le fond d’azur et le soleil qui reluisait de son éclat de pourpre et dardait ses rayons sur la plaine bordée de coteaux.
C’était un bel enfant qu’Albano : de longs cheveux tombaient en boucles sur ses épaules, à chaque sourire vous auriez dit une parole de joie, à chaque regard un éclair dans les yeux.
Il entend des coups de fusil qui se succèdent, il se détourne en sursaut, et aussitôt un homme vient se jeter en courant sur le tas de foin ; ses cheveux étaient épars, ses vêtements étaient en lambeaux, la peau de son genou était déchirée, beaucoup de sang s’en écoulait, et l’on voyait à la trace de ses pas que là un proscrit avait passé.
— Enfant, lui dit-il, cède-moi ta place. Oh ! je t’en prie ! que je me cache !
Albano jouait toujours avec sa chatte.
— Par grâce ! par pitié, oh ! cache-moi !
— Que voulez-vous ?
— Cache-moi !
Et il lui jeta une pièce de monnaie qui, en tombant, affaissa le foin.
Et le proscrit s’était mis sous la paille.
Albano pour un moment avait abandonné son jouet, et prenant sa pièce à deux mains, couché sur le ventre, il la faisait sautiller en souriant.
Au bout de cinq minutes, une douzaine de gardes l’entouraient. Un d’eux, qui marchait à leur tête et qui paraissait leur chef, s’approcha d’Albano et lui dit :
— Enfant, n’as-tu pas vu un homme courir par ici ? il était blessé, avait les habits déchirés.
— De qui voulez-vous parler ?
— D’un homme que nous cherchons.
— Du tout, je n’ai rien vu, si ce n’est une chèvre qui cherchait son maître ; encore marchait-elle à pas lents et je vous assure qu’elle était en fort bon état. Est-ce là votre affaire ?
— Tu te moques de la justice, Albano.
— Et pourquoi êtes-vous venus me réveiller ?
— Il le fallait.
— Allez à tous les diables !
— Ah ! c’est ainsi que tu traites la justice du canton ? Tiens, misérable.
Et il fit semblant de le mettre en joue.
— Vous n’oseriez, dit l’enfant avec fermeté, car mon père me vengerait, et, voyez-vous, mon père c’est Matteo Falcone, le plus intrépide chasseur de Corse et le plus vigoureux lutteur du canton.
Le prudent officier mit bas son arme et se tournant vers ses compagnons :
— Allons, dit-il, il n’y a pas moyen d’en tirer quelque chose.
Puis il se retourna vers Albano, et, lui présentant une montre, il ajouta :
— Albano, si on te la donnait ?
— Quoi ?
— Voudrais-tu ? …
Et l’enfant resta muet quelques instants, ballotté par l’envie d’avoir et un reste d’honneur qui lui surgissait alors plus fort et plus terrible, pour lui dire tout bas, mais avec puissance : Albano, tu es un lâche !
— Si tu nous le montrais, continua l’officier.
Albano lança un regard perçant sur le tas de foin, puis il prit la montre, et, la posant par terre, il la regarda luire aux rayons du soleil.
En ce moment arriva Matteo Falcone, père d’Albano. Il s’informa de tout ce que c’était, ce que signifiaient ces cris et cette scène de sang.
— Rien, lui dit-on, un prisonnier qui s’est enfui ; il s’était caché sous ce tas de foin et votre fils nous en a avertis… grâce à cette montre, dit l’officier en l’indiquant du doigt.
Le fugitif fut tiré de dessous le tas de foin, ses genoux chancelaient, ses lèvres étaient pâles et ses yeux rouges de colère, ses mains palpitantes tâtonnaient à sa ceinture comme pour y chercher un poignard ; il n’y trouva qu’une plaie profonde et retira son poing tout ensanglanté.
Promenant ses yeux autour de lui, il rencontra le regard de Matteo et lui dit :
— C’est donc toi qui m’as livré ; va, tu es un lâche ! Sais-tu ce que j’ai fait, moi ? J’ai voulu venger une injure faite à ma fille ; j’ai frappé sur le prince, et son sang est retombé sur ma tête pour se mêler au mien. Adieu ! ils m’emmènent à l’échafaud ; adieu ! et l’on saura que Matteo est un traître !
— Ah ! le roi sera content, dit tout bas l’officier ; votre fils nous a été d’une grande utilité.
Le montagnard ne dit rien et mit une amorce à sa longue carabine.
Le soir, le Corse dit à Albano de le suivre jusque derrière la colline.
Il avait déjà pris son fusil et se disposait à sortir, quand sa femme lui demanda si elle ne pouvait pas aussi l’accompagner.
— Non, femme, reste, je te l’ordonne !
Et il y avait dans ces paroles un ton si positif et si imposant qu’elle tomba attérée sur le banc de pierre, et les regarda partir, muette d’anxiété et d’angoisse.
Un quart d’heure après, elle entendit un coup de fusil et le bruit que fait quelque chose en tombant dans l’eau… Elle poussa un sourd râlement, s’affaissa par terre, puis elle se releva et un rire étrange contracta ses lèvres.
Le lendemain, c’était à Ajaccio, on venait de retirer un enfant de la rivière. Oh ! le pauvre enfant ! de beaux cheveux blonds tombaient sur ses épaules, ses lèvres étaient tachetées de noir, ses mains, liées par un chapelet, étaient jointes comme pour la prière ; sa poitrine était percée d’une balle et l’on distinguait encore sa sanglante trace…
Une femme accourt, pâle, échevelée, et regarde longtemps fixement le cadavre ; elle se cramponna aux barreaux de la morgue et répétait avec douleur :
— Oh mon enfant ! mon enfant !
Puis elle tomba par terre en poussant un cri d’agonie…
Aussitôt arriva le fossoyeur apportant un cercueil.
— Vous vous êtes trompé, dit quelqu’un de la foule, il en faut deux !