Georges Dubosc
Cigares et cigarettes par Georges Dubosc
Georges Dubosc 1854-1927. Peintre et journaliste. Ce texte écrit en 1926, est une étude historique très bien documentée sur l’introduction des Cigares et cigarettes en France.
Cigares et cigarettes
Savez-vous que les Cigares et cigarettes que le fisc vient d'augmenter dans des proportions si lourdes, ne sont pas en France d’une origine très ancienne ? Par contre en Espagne, cigares et cigarettes remontent à la découverte de l'Amérique, et c'est, alors que les Espagnols empruntèrent aux indiens ce mode de fumerie. Après avoir pris possession de la plus petite des îles des Lucayes, dans les Antilles, qu'il appela San-Salvador, Christophe Colomb aborda l'île de Cuba.
Deux Espagnols furent alors envoyés en mission d'avant-garde et d'exploration. Au retour, ils rapportèrent qu'ils avaient trouvés des habitants, se promenant parmi leurs cases, ayant à la main un tison allumé, formé de feuilles d'une certaine plante, séchées et roulées dont ils aspiraient la fumée, la rejetant ensuite par la bouche.
D'autres contemporains de Colomb décrivent de façon semblable, les premiers cigares américains. L'évêque Las Cases ajoute que ces tisons étaient faits souvent par les enfants à l'époque de Pâques. Ils les bourraient de feuilles sèches que les indiens allumaient par un bout, tandis qu'ils le suçaient ou humaient par l'autre, en aspirant la fumée. Celle-ci leur procurait une sorte d'assouplissement par tout le corps et une véritable ivresse. Ils prétendaient, après avoir fumé ces tisons, qu’ils appelaient des tobaccos, ne plus sentir la fatigue !
Oviedo qui fut un des grands et rudes chefs de la Conquête espagnole, rappelait que les premiers envahisseurs européens virent au Nicaragua, en 1492, un cacique tenir entre ses doigts un morceau de tabac de 6 pouces de long. Des feuilles roulées étaient tenues par un fil ; on les allumait et elles devaient brûler pendant tout un jour. Les Indiens mettaient l’autre bout dans la bouche, aspiraient la fumée et la rejetaient par le nez et par les lèvres, en minces filets qu’ils laissaient se dérouler dans l’air, et qu’ils contemplaient dans un doux farniente.
Toutes ces particularités sur les premiers cigares espagnols, découverts en Amérique, ne furent pas longtemps à être connues en France. Dans un livre bien souvent cité, Les Sérées, de Guillaume Bouchet, sieur de Bricourt, qui a été pour la première fois imprimé à Rouen, en 1615, on trouve dans un chapitre sur les gens de guerre, quelques remarques bien inattendues sur les premiers cigares :
« Que si nous voulons renfermer, dit-il, le soldat français, il nous faut renouveler la composition des Alima et Adispsia, qui éteignent la faim et la soif ; ou bien lui bailler une herbe que les Amériquains (qui est une partie du monde nouvellement découverte, contenant plus de 2000 lieues) nomment Pétun.
De laquelle ils prennent quatre ou cinq feuilles qu’ils font dessécher, puis les enveloppent dans une grande feuille d’arbre, en façon de cornet à épices. Cela fait, ils mettent le feu par le petit bout et en tire la fumée qui les nourrit cinq ou six jours sans manger autre chose ; faisant cela quand ils vont principalement à la guerre et que la nécessité les presse. Que si vous prenez de la Nicotiane ou herbe à la Reine, qu’aucuns appellent même Pétun, on n’y trouve cette vertu. Soyez assuré que ces deux plantes n’ont rien de commun ni en fortune, ni en propriété avec le vrai Pétun des Amériquains, non plus que l’Angoumoise qu’on vante comme étant le vray Pétun ».
Il est certainement très curieux que le petit livre de Guillaume Bouchet contienne des renseignements aussi précis et aussi concordants avec les documents primitifs sur les origines et les qualités du Cigare. Plus tard, en 1723, le Dictionnaire universel du Commerce de Savary des Brûlons qui, à l’article Tabac, ne parle point du Cigare, donne cependant quelques renseignements précis sur les Cigarros. « C’est une sorte de tabac, dit-il, qui se cultive en quelque endroit de l’île de Cuba, particulièrement autour de la petite ville de Trinité et de Saint-Esprit, mais dont le commerce se fait à la Havane. Ce tabac se fume habituellement sans pipe, n’étant que des feuilles de cette plante, qui ne sont point filées, et que l’on tourne en forme de cornets, qu’on allume par le bout ».
Ailleurs, dans le supplément de ce Dictionnaire universel du commerce, paru en 1730, l’auteur, au mot Cigales, dira : « C’est ainsi que l’on nomme aux Iles Antilles, les bout de tabac que l’on fume sans pipes, et que les Espagnols nomment Cigarros. (p. 144) ».
Et cela nous amène à soulever la question, assez controversée, du mot cigare, qui n’a été introduit dans le Dictionnaire de l’Académie qu’assez tardivement, en 1835, bien qu’il figurât, dès 1775, dans le Dictionnaire portatif de de Wailly. Quelle est l’étymologie du mot cigare, qui semble venir du mot espagnol cigarro, qui a le même sens ? Au-delà des Pyrénées - tra los montes - faire des frisures, des papillottes, autrement dit rouler des cheveux dans du papier, se disait jadis cigarrar. Et même à présent, du tabac roulé dans une autre feuille ou dans du papier se dit : cigarro ; celui qui le frise ou le vend : cigarrero ; celui qui le fume : cigarrista. Suivant certains, Figaro, le nom du malin et ingénieux barbier créé par Beaumarchais, ne serait qu’une forme adoucie de Cigaro, coiffeur et friseur.
Littré qui, en quelques lignes, a traité la question dans son Dictionnaire, n’a pas admis cette définition, qui se rapporte surtout à… la cigarette, et il fait venir cigare, de cigarra, qui veut dire cigale, comme l’indique le mot que nous avons déjà trouvé dans Savary des Brûlons. Le cigare viendrait de cigara, cigale, à cause d’une l’analogie de forme, bien que la ressemblance ne soit pas très frappante ! Un autre étymologiste plus ingénieux, Rommey, a proposé une explication qui, par un détour ingénieux, donnerait raison à Littré. La plante de tabac ayant été introduite en Espagne, en Andalousie, à Séville, on l’aurait particulièrement cultivée dans les vergers et les jardins attenants aux maisons, généralement appelées cigarrales, endroits où chantent et bruissent les cigales. Ainsi, par une voie détournée, le nom de cigares aurait été donné à la feuille de tabac roulée, mais nullement à cause de la prétendue ressemblance du cigare avec le corps de la cigale !
Ce qui semble donner quelque vraisemblance à cette origine, c’est que cigare, quand on a commencé à user de ce terme, était du « féminin ». Il y en a plusieurs exemples. Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, en 1811, à écrit : « Je lui présentai une cigare, il fut ravi et me fît signe de fumer avec lui ». Chateaubriand commença son voyage en 1806 et conserva ses notes qu’il ne publia que cinq ans après. La cigare, ou plutôt le cigare puisque l’usage a imposé à ce nom, le genre masculin, était donc connu en 1806. On trouve encore la cigare, à plusieurs reprises, dans Guillaume-le-franc-parleur, un recueil d’articles de M. de Jouy, en 1815, et dans les Mémoires de Van Hallem, en 1827.
On peut certainement penser que les marins et les soldats, les colons venant des provinces canadiennes de la Nouvelle-France, de la Floride ou des Antilles, fumaient certainement le cigare, comme les indigènes américains. Mais il n’en est pas moins avéré que le cigare apparut très tard dans la consommation du tabac. On pétunait depuis longtemps avec des pipes qui étaient devenues une industries florissante à Rouen qu’on ne fumait pas encore le « cigare », sauf, peut-être quelques marins ou quelques gens du peuple, ayant roulé un peu de tous les côtés. L’amusant historien, G. Lenôtre, relève, pour la première fois la présence du cigare, dans une curieuse déposition de l’affaire Lesurques. Un citoyen Perraud, de Saint-Germain, le 15 thermidor, an IV, déclare « qu’il croyait encore reconnaître Guénot… Il ajoutait même que c’était celui-là qui avait demandé du tabac et auquel il avait dit qu’on pouvait se passer de pipe, en roulant du tabac dans du papier, ce que les Espagnols appellent un « sigard ». (Affaire du Courrier de Lyon, par Gaston Delayen, p. 135).
Mais, c’est surtout après la première campagne d’Espagne, sous Napoléon Ier, que l’usage du cigare se répandit parmi les officiers de l’armée française. On voit, par exemple, en 1812, L’Hermitte de la Chaussée d’Antin allant semoncer son neveu, jeune officier en permission à Paris, le trouvant à son hôtel, en costume du matin et fumant en sa compagnie, un cigare de La Havane.
Le goût du cigare était déjà assez connu dans un certain monde de snobs et d’oisifs pour que certains épiciers aient à honneur de fournir de cigares une clientèle choisie. Une sorte de boniment en vers, assez amusant, composé par Armand Gouffé, pour l’acteur Chapelle, qui avait ajouté un commerce de denrées coloniales à sa profession de comique, comprend dans la nomenclature des objets qu’on peut trouver chez lui :
Gomme, guimauve, rhum et rack,
Sucre d’orge, amandes, cigares.
La seconde campagne des Français, en Espagne, sous la Restauration, en 1823, développe encore plus l’usage du cigare et l’introduit absolument en France. On trouve trace de ces faits dans les Mémoires inédites d’Hyppolite Auger, l’auteur dramatique :
« Notre retour à Paris, écrit-il, eut lieu par Orléans. Sur la route, nous rencontrions assez fréquemment des officiers revenant d’Espagne. Ils avaient crânement le cigare à la bouche, habitude nouvelle, qui devait devenir générale. A ce point de vue, la campagne de 1823 eut ce bon résultat financier d’établir un impôt volontaire.
C’est à peu près à cette date, en 1821, que l’on commença à vendre des cigares comme l’indique une note sur le service des tabacs. On n’en vendait alors qu’une seule variété, comportant 224 cigares au kilogramme. En 1830, un autre document fait connaître qu’il y avait deux espèces de cigares : l’une à 20, l’autre à 10 centimes. En 1849 encore, il n’existait que deux sortes de cigares français à 22 francs et à 11 fr. le kilo. Par contre, les cigares étrangers étaient vendus par la Régie : tels les cigares de La Havane, les panetelas, longs et minces, et les demi-panetelas ; les trabucos qui avaient l’air d’un espingole, les regalias de qualité royale, les ordinaires (primera). Vinrent, plus tard, d’autres qualités : les londrès chicos, les medianitos, les imperiales, les conchas, les cazadorès. De Manille, on recevait des terceras et des cuartas.
Bien qu’on commençât à fumer le cigare et que Lord Byron ait lancé son éloge du cigare, il était encore méprisé, dit Grand-Carteret, de la génération aristocratique d’avant 1830 et encore mal vu en 1840, Le Provincial de Paris se plaignait, en 1825, des financiers assez mal élevés pour vous recevoir un cigare à la bouche. Un autre déclarait que le tabac était bon pour les anciens grognards et les demi-soldes. Cela indique bien en quel piètre estime étaient alors tenus tabacs, cigares et pipes, alors que la tabatières d’argent, ornée de miniatures, continuait à être l’indice et le signalement aristocratique des gens posés.
Ney avait bien allumé son cigare avant de marcher au devant des balles, les Sergents de La Rochelle avaient attendu la mort, la pipe à la bouche, mais ce fut la lutte entre les Classiques et les Romantiques de la Révolution de 1830, qui donnèrent le baptême mondain au tabac et au cigare, créant au grand étonnement de la Société d’alors, un rapprochement entre les classes, une sorte d’égalité non prévue alors : l’égalité du tabac. Ecoutez là-dessus Mme de Girardin qui n’en revient pas, mais qui constate le fait dans une de ses chroniques :
« Deux jeunes gens, fort bien mis, se promènent dans une allée des Champs-Elysées. Un homme affreux vint à passer : un homme sale, déguenillé, une sorte de Robert Macaire, fumant un bout de cigare suspect. Eh bien, ce malheureux fut pour les jeunes dandys, une apparition des plus agréables ! Ils allèrent droit à lui avec empressement. Il leur répondit par un malin sourire, et celui des deux qui fumait eut le courage d’approcher sa gracieuse figure de cette face hideuse, et d’emprunter à ce cigare impur, un peu de feu pour rallumer son cigare éteint ».
Cela étonnait encore en 1844 ! Mais depuis, la loi du fumeur s’est imposée partout et celui qui a du feu, n’en refusera jamais à qui en demande !
Jusqu’en 1832 environ, les fumeurs mondains étaient rares. Ils se retiraient, dit d’Alton-Shée dans ses Mémoires, en des fumoirs pour se livrer à leurs habitudes particulières. Mme de Girardin, qui ne peut sentir le tabac, le constate encore, et elle déplore amèrement que la vapeur cigarine, qui empeste le boulevard des Italiens, change instantanément, chez Tortoni, les glaces aux fraises en sorbets à la nicotine. Peu à peu, en effet, les élégants, les lions, les dandys ne craignent plus de se montrer dans la rue le cigare à la bouche, et les jeunes gens les plus à la page, les plus « Buckingham », comme on disait alors, ne peuvent se refuser à fumer. En octobre 1836, Barbey d’Aurevilly note comme un exploit, dans son Premier mémorandum : « Fumé pour ma part, quatre cigares ». Lord Seymour, à la même époque, est un grand fumeur, qui prend de très grands précautions pour assurer la conservation de ses puros. Il les choisissait lui-même, les laissait mûrir pendant des mois dans des boîtes de chêne à compartiments. Il les retriait alors, les examinait et les contrôlait à nouveau, puis il les déposait dans des armoires, aérées par des ventilateurs, et dans des tiroirs délicatement parfumés. On a ainsi retrouvés dans ces tiroirs des cigares qui avaient été achetés en 1821. Autre fumeur, Alfred de Musset, qui a écrit :
« Trois cigares, le soir, quand le jeu vous ennuie,
Sont un moyen divin pour mettre à mort le Temps ! »
Deux fois par jour, il allait chercher ces cigares au bureau de tabac à la mode sous Louis-Philippe, situé sur le boulevard, entre la rue Laffitte et la rue Le Pelletier, à côté du café Riche. Claudin, qui appartint longtemps à la presse rouennaise, conte des ses Mémoires, que les « gants jaunes » achetaient pour quatre sous de purs Havanes, qu’il fallait, dix ans plus tard, payer seize ou dix-huit sous. George Sand, qui ne méprisait pas les excentricités, ne se contentait pas, comme on le croit, de fumer des cigarettes, elle allumait aussi parfois quelques cigares.
N’a-t-elle pas écrit :
« le cigare endort la douleur et peuple la solitude de mille gracieuses images ? »
Bientôt cependant, on se plaignit de la Régie et de la qualité des cigares qu’elle mettait en vente. Alphonse Karr assurait qu’il suffisait « qu’une de ses guêpes » passât sur le boulevard des Italiens, pour qu’elle se vit incontinent « asphyxiée » par la vapeur du détestable tabac qu’y fument les élégants, les dandys et les lions. Il ajoutait même que le tabac de contrebande était seul fumable. « Le duc d’Orléans et le duc de Nemours, ajoutait Alphonse Karr, ne fument presque plus, mais quand ils fumaient, ils faisaient prendre leur cigare chez un marchand de vin qui, je cois, a été poursuivi pour la contrebande du tabac. Je pourrai dire son nom, car je faisais absolument comme les princes. Pour le prince de Joinville, qui fumait et fume beaucoup, il avait soin de faire ses provisions en voyage ».
Et la cigarette ? La cigarette n’était guère à la mode, à cause du bon marché des cigares. Tout au plus la fumait-on le matin, avec un certain dandysme. Théophile Gautier dans les Jeune France, nous a fait assister à l’initiation du jeune Daniel Jovard, comme grilleur de cigarettes. Il nous a raconté que cet apprenti « Jeune France » fut présenté à Ferdinand de G., enveloppé d’une robe de chambre de lampas antique, semée de dragons et de mandarins :
« Ses pieds, chaussés de pantoufles brodées de dessins baroques, étaient appuyés sur le marbre blanc de la cheminée, pose habituelle à tout dandy byronien.
Il fumait une petite cigarette espagnole. Après avoir donné une poignée de main à son camarade il prit quelques brins de tabac blond et doré contenu dans une boîte de laque, les entoura d’une feuille de papel qu’il détacha de son carnet et remit le tout au candide Daniel qui n’osa pas refuser, mais qui ne savait trop comment s’en servir. »
Il n’y a pas besoin de remonter très haut pour se souvenir que, vers la fin de l’Empire, la cigarette n’était pas fort répandue, à cause de la difficulté de la « rouler » facilement comme font les Espagnols. On avait bien inventé des « moules » qu’on vendait chez les marchands de tabacs, et des machines plus compliquées, qui revenaient très cher. La vogue du cigare était devenue très grande, quand, en 1854, apparut le petit cigare d’un sou, le petit Tonneins ou le petit Bordeaux, qu’ironiquement on avait baptisé du nom de Crapulos ou Soutados. Il inaugurait, alors, dans la fabrication, un nouveau mode de préparation qui eut pour conséquence, un développement rapide de la consommation. Il en fut de même pour la cigarette, qui se développa surtout à partir de 1872, au lendemain de la guerre, quand on introduisit aussi la machine, dans sa fabrication. Les premières cigarettes ainsi fabriquées étaient faites par le procédé du bourrage et, les vieux fumeurs se rappellent ces cigarettes de tabac oriental de blatakieh, poussées dans des tubes de papier, se terminant par un bout de carton, et rangées, en petit nombre, dans des étuis légers en carton.
Plusieurs machines furent alors inventées, notamment la machine Découffé, et surtout le procédé rendu mécanique par l’ingénieur Belot, à la manufacture du Gros-Caillou. Elles permirent la fabrication de cigarettes de tous les genres vendues par paquet, et dont la consommation, en dépit de la hausse des prix, a continuellement augmenté d’année en année.
Dès 1674, quand Colbert afferma le monopole des tabacs en France, il dit que l’impôt sur le tabac était le véritable type de l’impôt, tout d’abord parce qu’il n’était pas basé sur un objet de première nécessité, et ensuite parce qu’il reposait sur une passion qu’on ne pouvait réfréner et qui se développait en progression constante, dans tous les pays … Colbert avait été un bon prophète !
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