Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (13)
J'ai pris connaissance des conditions réglementaires auxquelles les comédiens français ordinaires du Roi, reçoivent les pièces où ils s'engagent à jouer, ainsi que la convention pécuniaire qu'ils font à chaque ouvrage.
Je souscris aux conditions réglementaires, et je promets de signer le marché pécuniaire si ma pièce intitulée La Ruse d'Amour ou l'Union des Arts, pièce en six actes en vers, prose et vaudeville est reçue.
De Sade.
A Paris, le 27 janvier 1792.
Au citoyen De La Porte, secrétaire du Théâtre de la Nation.
Au Théâtre.
Citoyen, J'ai l'honneur de vous faire passer ci-joint une comédie en un acte et en vers libres lue à la Comédie-Française il y a dix-huit mois. Vos registres vous prouveront qu'il ne s'en fallut que d'une voix que cette pièce ne fût pas acceptée ; l'assemblée consentit à une seconde lecture lorsque j'y aurais fait les changements qu'elle me prescrivit, ils sont exécutés ; je la supplie d'après cela de vouloir bien en agréer l'hommage, et sous la simple condition qu'on voudrait bien la jouer de suite, je fais entre vos mains acte de renonciation à tous droits et tous émoluments d'auteur ; je connais la délicatesse de la Comédie-Française à cet égard ; mais je la supplie d'observer que j'écoute aussi la mienne et qu'elle me prescrit de supplier l'assemblée d'accepter cette bagatelle ; la même faveur a été accordée à M. de Ségur, j'aurais droit de me plaindre si elle m'était refusée ; ce n'est point de la part de messieurs les comédiens de la Nation que je dois craindre un tel outrage à l'amour-propre.
J'ai l'honneur d'être fraternellement, citoyen, votre concitoyen.
Sade.
Ce 1er mars 1793, l'an 2 de la répub. : rue neuve des Mathurins, nº 20, Chaussée du Mont-Blanc 1.
Au citoyen De La Porte, secrétaire de la Comédie-Française.
Au Théâtre
Si la Comédie-Française, monsieur, n'agrée point l'offre que je lui ai faite d'une petite pièce en un acte et que j'ai eu l'honneur de vous envoyer dernièrement, je vous prie de me la renvoyer ; je n'imaginais pas qu'il fallait être soumis aux mêmes délais pour ce que l'on donne et pour ce que l'on vend.
En un mot, monsieur, je vous prie de m'instruire du sort de cette négociation et de me croire, avec tous les sentiments possibles,
Votre citoyen,
Sade
Le 15 mars 1793, l'an 2 de la République, rue Neuve-des-Mathurins, Chaussée-d'Antin 1.
On m'apprend, citoyen, que la Comédie-Française a quelques sujets de se plaindre de moi ..., qu'elle a été surprise de la lettre où je la priais de me donner une prompte réponse à l'offre que je lui faisais d'une petite pièce ; si cela était, convenez, citoyen, qu'il serait bien malheureux de se brouiller pour une politesse qu'on veut faire.
Je ne puis ni ne dois laisser subsister plus longtemps ce louche, je n'ai point mérité de perdre l'estime de votre Société, je l'aime, la sers et la défends depuis vingt-cinq ans, je prie M. Mole de le certifier.
Justifiez-moi devant elle, citoyen, je vous en prie, et comme elle est équitable, en l'assurant de ma part que je n'ai et n'aurai jamais aucun tort réel à ses yeux, cela suffira. J'ai désiré la lecture de ma petite pièce, je la désire encore, je sais qu'elle est faite pour réussir, j'en demande la plus prompte représentation, c'est un service que je supplie la Comédie de me rendre, j'ai de fortes raisons de le désirer, et comme je ne veux pas que l'on croie que l'intérêt motive ces instances, que je ne veux rien de cette pièce, la délicatesse de la Comédie s'oppose à cet arrangement, et bien je vais concilier son désintéressement et le mien ; j'abandonne pour les frais de la guerre ce que cette bagatelle produira : mais je supplie qu'on la représente ; citoyen, je vous demande une réponse ... à la Comédie-Française son estime, je suis digne de tous deux et suis avec considération.
Votre concitoyen,
Sade.
Tournez s'il vous plaît.
1 Cette lettre est précédée de la minute inédite de la réponse que l'on fit au marquis de Sade : « Répondre que la Comédie n'est pas dans l'usage d'accepter aucune pièce sans en donner la rétribution à son auteur, qu'en conséquence elle avait arrêté de lire sa pièce et de suivre pour elle la marche ordinaire, mais que ses occupations ne lui permettent pas d'en fixer le jour aussi prochain que M. de Sade le demande. Elle lui renvoie sa pièce. »
Le 12 avril 1793, l'an 2 de la rép. fran. :
Je reçois à l'instant la lettre que vous venez de me faire l'honneur de m'écrire, j'y vois avec plaisir qu'on veut bien ne pas m'oublier ; j'attends le jour qu'on voudra bien m'indiquer, je vous prie en me l'apprenant de vouloir bien me faire savoir si c'est moi qui doit lire ou le citoyen Saint-Fal ; dans le premier cas, vous voudrez bien m'envoyer le manuscrit pour que je le repasse, cela est inutile dans le second 2.
La Comédie-Française, qui avait reçu « unanimement » le Misanthrope par Amour ou Sophie et Desfrancs, donna ses entrées à l'auteur pendant cinq ans, mais ne joua pas la pièce. Ailleurs, le marquis de Sade fut plus heureux. Il fit représenter au théâtre Molière Oxtiern ou les Effets du Libertinage, drame en trois actes et en prose.
Le théâtre Molière avait été ouvert rue Saint-Martin, le 11 juin 1791. Il était dirigé par Jean-François Boursault, dit Malherbe, qui jouait lui-même. On représentait de tout au théâtre Molière, mais on s'y distingua en jouant des pièces patriotiques. « Ce théâtre, dit le Moniteur du 11 novembre 1791, depuis son ouverture, s'est distingué par le patriotisme et l'amour de la révolution. » L'entreprise fut malheureuse, et le théâtre dut fermer ses portes un an après. Il les rouvrit bientôt, mais sous différents noms : il connut un grand nombre de faillites successives. Le premier succès du théâtre avait été : La Ligue des Fanatiques et des Tyrans, par Ronsin. Boursault y jouait le rôle du député, Mlle Masson y paraissait. On y entendait des vers de ce genre :
Mais dans la nuit des temps, reportez vos regards
Du dernier des Louis au premier des Césars,
Sur les crimes des rois interrogez, l'histoire ;
Pour un dont les vertus ont consacré la gloire,
Mille se sont souillés des plus noirs attentats,
Mille ont de flots de sang inondé leurs états.
On y joua aussi avec succès La France régénérée, opéra-comique, par Chaussard, musique de Scio. Voici de quoi en donner une idée :
LE PRÉLAT
Ah ! tout est renversé depuis qu'on ose écrire.
LE CURÉ
La Raison n'a régné que lorsqu'on a su lire.
On y avait donné entre temps La Mort de Coligny ou la Saint-Barthélemy, par Arnault-Baculard ; La Partie de Chasse d'Henri IV, par Willemain d'Abancourt, etc. Le 22 octobre 1791, le théâtre Molière donna la première représentation du Comte Oxtiern, suivi d'Henriot et Boulotte parodie du Procureur arbitre.
Le succès parut assez vif, et cependant le nom de l'auteur souleva dès la seconde représentation assez de tempête pour qu'on ne redonnât plus la pièce, à Paris du moins. Cette seconde représentation eut lieu le 4 novembre 1791. Le Comte Oxtiern était suivi de L'Ecole des Maris. Cette représentation fut si bruyante que le Moniteur, qui n'avait pas encore parlé du théâtre Molière, inséra le 6 novembre 1791 l'article suivant :
« Le Comte Oxtiern ou les Effets du Libertinage, drame en trois actes, en prose, a été représenté avec succès sur ce théâtre.
« Oxtiern, grand seigneur suédois, libertin déterminé, a violé et enlevé Ernestine, fille du comte de Falkenheim ; il a fait jeter son amant en prison sur une fausse accusation ; il amène sa malheureuse victime à une lieue de Stockholm, dans une auberge dont le maître, nommé Fabrice, est un honnête homme. Le père d'Ernestine court sur ses traces et la retrouve. La jeune personne, au désespoir, imagine un moyen de se venger du monstre qui l'a déshonorée : elle lui donne rendez-vous à onze heures du soir, dans le jardin, pour se battre à l'épée.
2 Lettre inédite. On y lit aussi cette annotation : « Reçue le 13 avril 93, à une heure du soir. » Qu'on me permette de remercier ici, pour son obligeance, M. Couët, le distingué bibliothécaire de la Comédie-Française.