Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (17)
« On a pu s'étonner, ajoute le docteur Cabanes, que la police pût ainsi pénétrer dans un établissement destiné au traitement des actions mentales, et, à ce propos, il ne sera pas inutile de rechercher quelle était, au moment où le marquis y subit sa détention, la destination réelle de la maison de Charenton.
« Nous ne saurions mieux faire, pour nous renseigner, que de nous adresser à l'homme qui fait autorité en ces matières, à l'aliéniste Esquirol. Dans un ouvrage resté classique, Esquirol a donné l'historique très complet de l'établissement où avait été enfermé, par mesure d'ordre public, le marquis de Sade. Nous allons lui emprunter les éléments principaux de son lumineux travail 1 .
« Deux ans après la suppression de l'établissement, le 15 juin 1797, le Directoire exécutif avait ordonné que l'hôpital de la Charité de Charenton serait rendu à sa première destination ; qu'il serait pris, dans l'ancien local des frères de la Charité, toutes les dispositions nécessaires pour établir les moyens de traitement complet pour la guérison de la folie ; que les aliénés des deux sexes y seraient admis ; enfin que l'établis- sement serait sous la surveillance immédiate du ministère de l'intérieur, autorisé à faire le règlement qu'il jugerait convenable pour l'organisation du nouvel établissement de Charenton.
« La gestion de l'établissement fut confiée, sous le titre de régisseur général, à M. de Coulmier, ancien religieux prémontré, membre des assemblées constituante et législative. M. Gastaldy, ancien médecin de la maison des insensés d'Avi- gnon, dite de la Providence, fut nommé médecin de Charenton, M. Dumoutier eut la place d'économe-surveillant, et feu M. Déguise remplit les fonctions de chirurgien. Ces nominations sont du 21 septembre 1798.
« L'article 4 de l'arrêté du 5 juin 1797 disait bien que le régisseur de Charenton rendait immédiatement, au ministère de l'intérieur, compte de l'administration économique de cet établissement. Ce compte ne fut jamais rendu et ne put jamais l'être. L'article 5 du même arrêté porte que l'école de médecine de Paris rédigera un règlement propre à régulariser les divers services de Charenton ; ce règlement ne fut point fait, et M. de Coulmier resta indépendant, maître absolu, surveillant suprême de l'administration et du service médical.
1 Cf. Esquirol. Des Maladies mentales, t. II, pp. 561 et suivantes.
« Aussi, lorsque M. Gastaldy fut mort, au commencement de 1805, M. de Coulmier ne voulait point qu'on donnât un suc- cesseur à ce médecin ; il fallut que l'école de médecine intervint pour faire nommer M. Hoyer-Collard médecin en chef de la maison de Charenton.
« Dans l'absence de tout règlement, le médecin en chef fut sans autorité réelle à cause de la suprématie que le directeur s'était arrogée. Regardant l'application des moyens moraux comme l'une de ses attributions les plus importantes, le direc- teur crut avoir trouvé, dans les représentations théâtrales et dans la danse, un remède souverain contre la folie. Il établit, dans la maison, les bals et le spectacle. On disposa, au-dessus de l'ancienne salle de l'hôpital du canton, devenue une salle pour les femmes aliénées, un théâtre, un orchestre, un parterre et, en face de la scène, une loge réservée pour le directeur et ses amis. En face du théâtre et de chaque côté de cette loge, qui faisait saillie sur le parterre, s'élevaient des gradins destinés pour recevoir, à droite, quinze ou vingt femmes, et à gauche autant d'hommes, privés plus ou moins de la raison, presque tous dans la démence et habituellement tranquilles. Le reste de la salle ou parterre était rempli d'étrangers et d'un très petit nombre de convalescents. Le trop fameux de Sade était l'ordonnateur de ces fêtes, de ces représentations, de ces danses auxquelles on ne rougissait pas d'appeler des danseuses et des actrices des petits théâtres de Paris.
« Protégé par le directeur, le marquis de Sade put quelque temps encore se livrer à ses goûts de metteur en scène. Mais le terrible Royer-Collard veillait : il se plaignit de nouveau, et les spectacles furent supprimés par un arrêté ministériel du 6 mai 1813. »
Il y a dans Juliette quelques traits nouveaux d'une dramaturgie sadique.
On aurait pu multiplier les notes à la suite des Extraits. On aurait pu alléguer un grand nombre d'auteurs, de savants, de philosophes récents ou même nos contemporains qui ont exprimé des idées très voisines de celles du marquis de Sade. On a été retenu par la crainte d'affaiblir les quelques idées, encore nouvelles, qui se trouvent dans l'opus sadicum.
Et pour conclure cet essai sur un des hommes les plus étonnants qui aient jamais paru, il convient de transcrire cette phrase dans laquelle le marquis de Sade, conscient de ce qu'il était s'annonçait avec une fierté tranquille au monde bouleversé, aux hommes qu'il épouvantait :
« Je ne m'adresse qu'à des gens capables de m'entendre, et ceux-là me liront sans danger. »
G. A.
L'oeuvre du Marquis de Sade. Par Guillaume Apollinaire