Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (8)
Le marquis de Sade intitule d'abord son ouvrage : Les Infortunes de la Vertu. Déjà, au verso du fº 451 du recueil manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale, il avait inscrit en marge cette note qui est l'indication de la première idée qui lui était venue d'écrire Justine : « Joignons à l'article des romans — Les Malheurs de la Vertu, ouvrage dans un goût tout à fait nouveau. D'un bout à l'autre le vice triomphe et la vertu est traînée dans l'humiliation. Le dénouement doit rendre à la vertu tout le lustre qui lui est dû et la rend aussi belle (sic) que désirable. Il n'est aucun être qui, en finissant cette lecture, n'abhorre le faux triomphe du crime et ne chérisse les humiliations et les malheurs qui éprouvent la vertu 1. »
A la suite de son titre, le marquis de Sade indique : « 19e conte », marquant ainsi qu'il a renoncé à sa première idée d'écrire un roman avec ce sujet.
Il ne veut plus en faire qu'un conte, qui sera compris sans doute dans les Contes et Fabliaux du XVIIIe siècle, par un troubadour provençal (manuscrit de la Bib. Nat., ff. 450 verso et 451). C'est de la plus grande partie de ces contes que sont formés Les Crimes de l'Amour (voir l'Essai bibliographique). Cependant Les Infortunes de la Vertu ne font point partie de rénumération qu'a faite le marquis de Sade de ces Contes et Fabliaux qu'il n'avait point encore écrits au moment où il les énumérait, mais seulement imaginés. A cette époque, le marquis de Sade avait bien l'idée d'écrire là-dessus un roman. Y ayant renoncé, il avait marqué d'avance la fin de son conte sur la couverture du Cahier douzième (en réalité le quatrième) : « Fin des Malheurs de la Vertu. »
Sur la couverture du « Cahier neuvième », il avait indiqué ceci : « Le cahier destiné aux Malheurs de la Vertu a 192 pages de 8 cahiers, le brouillon a 175 pages, donc le beau cahier a 17 pages de plus que le brouillon, ce qui n'est pas trop pour les augmentations projetées. » (Les quatre derniers mots ont été raturés par l'auteur.) Il s'agit ici du cahier destiné à l'impression et dans lequel le marquis voulait recopier son conte. Son brouillon a, en réalité, 179 pages, plus 6 feuillets de couvertures. A la fin de son manuscrit, le marquis de Sade indiquait en note : « Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1784. » Par conséquent, il aurait commencé à l'écrire le 23 ou le 24 juin.
Juliette ou les Prospérités du Vice, qui est la suite de Justine, contraste parfaitement avec cet ouvrage.
En sortant du couvent avec sa sœur, Juliette entre chez une appareilleuse qui la présente à un certain Dorval, c'est « le plus grand voleur de Paris ». Il lui donne à entôler deux Allemands. Elle rencontre ensuite le scélérat Noirceuil qui a causé la banqueroute de son père à elle et s'est enrichi en dépouillant un grand nombre de familles. Il la présente au ministre d'Etat Saint-Fond qui, contre certaines complaisances, lui procure les moyens de satisfaire son goût effréné pour le luxe. Il la met à la tête du département des poisons. Les empoisonnements politiques recommencent, entremêlés de tortures variées que l'on fait subir aux victimes officielles.
Une Anglaise, amie de Juliette, lady Clairwill, la fait admettre dans la Société des amis du crime, dont fait partie Saint-Fond. Le ministre ayant préparé un projet de dépopulation de la France, il le communique à Juliette, qui ne peut réprimer un mouvement de surprise et d'horreur.
Saint-Fond s'en aperçoit. Elle comprend que sa vie est menacée. Elle se sauve à Angers chez une appareilleuse de second ordre, elle y rencontre un riche gentilhomme qui l'épouse et qu'elle empoisonne. Elle part ensuite pour l'Italie, visite les grandes villes en se prostituant partout aux personnages les plus opulents. Elle s'associe avec un chevalier d'industrie nommé Sbrigani. Ils se rendent à Florence, où ils s'arrêtent quelque temps. Juliette, comme dans toutes les villes de résidence où elle passe, est admise à la cour. Je n'insiste pas sur toutes les scènes criminelles qui se passent à toutes les pages de ce roman. L'anthropophagie y tient une certaine place. A Rome, Juliette est reçue par le pape Pie VII. Elle lui énumère chronologiquement les crimes de la papauté. Le pape veut l'interrompre : « Tais-toi, vieux singe ! » lui ordonne Juliette, et Pie VII finit par s'écrier : « O Juliette ! on m'avait bien dit que tu avais de l'esprit, mais je ne t'en croyais pas autant ; un tel degré d'élévation dans les idées est extrêmement rare chez une femme. »
1 Note inédite
Juliette se rend ensuite à Naples. En route il lui arrive de nouvelles aventures avec des brigands, dans la troupe desquels elle retrouve lady Clairwill. A Naples, le roi Ferdinand Ier reçoit Juliette avec beaucoup d'égards. Il y a ensuite des descriptions d'Herculanum, de Pompéi, etc. Juliette finit, avec la complicité de la reine Marie-Caroline, par voler une certaine quantité de millions au roi de Naples. L'opération ayant réussi, Juliette dénonce la reine et reprend le chemin de la France.
« Ces piètres inventions, dit Alcide Bonneau, montrent que le marquis de Sade se flattait de connaître les secrets d'alcôve des monarques italiens et n'en savait pas le premier mot ; les intrigues de la reine de Naples et de ses favorites étaient cependant assez publiques. L'imagination, même la plus effrénée, est restée bien au-dessous de l'histoire. » En effet, l'histoire même s'est chargée d'absoudre les récits philosophiques du marquis qui, dans Juliette, ne nous promène pas seulement dans les cours italiennes, mais aussi dans les cours du Nord, à Stockholm, à Saint-Pétersbourg.
M. le docteur Duehren a publié en 1904 (v. l'Essai bibliographique) un manuscrit du marquis de Sade contenant un de ses ouvrages les plus audacieux. Il s'agit des 120 jours de Sodome ou l'École du liberlinage, manuscrit qu'on avait pris au marquis à la Bastille et dont il ressentit très vivement la disparition. C'est sans doute cette Théorie du libertinage dont Restif de la Bretonne parle dans Monsieur Nicolas mais qu'il n'a sans doute pas vue, la confondant avec le projet de maison publique qu'avait élaboré de Sade, et qui, en effet, pouvait passer pour avoir des analogies avec le Pornographe de Restif, selon les plaintes de celui-ci : « C'est là que le monstre auteur propose, à l'imitation du Pornographe, l'établissement d'un lieu de débauche. J'avais travaillé pour arrêter la dégradation de la nature ; le but de l'infâme disséqueur à vif, en parodiant un ouvrage de ma jeunesse, a été d'outrer à l'excès cette odieuse, cette infâme dégradation ... »
Le manuscrit des 120 journées de Sodome fut décrit en 1877 par Pisanus Fraxi (Index librorum prohibilorum, London, 1877) non de visu, mais d'après une description qui lui avait été communiquée.
Ce manuscrit aurait été trouvé dans la pièce occupée par le marquis de Sade à la Bastille par Arnoux Saint-Maximin, qui le donna au grand-père du marquis de Villeneuve-Trans, dans la famille duquel le manuscrit demeura pendant trois générations. Le docteur Duehren le fit vendre très cher par l'entremise d'un libraire parisien à un amateur allemand. Le manuscrit est formé de feuillets de 11 centimètres collés les uns aux autres et formant une bande de 12 m. 10 de long. Il est écrit des deux côtés, d'une écriture presque microscopique. Le dernier possesseur du manuscrit l'avait enfermé dans une boîte de forme phallique. Il a été écrit en 37 jours à la Bastille, chaque soir, entre 7 heures et 10 heures, et terminé le 27 novembre 1785.
Pour le docteur Duehren, cet ouvrage est capital, non seulement dans l'œuvre du marquis de Sade, mais même dans l'histoire de l'humanité. On y trouve une classification rigoureusement scientifique de toutes les passions dans leurs rapports avec l'instinct sexuel. L'écrivant, le marquis de Sade y condensait toutes ses théories nouvelles et y créait aussi, cent ans avant le docteur Krafît-Ebing, la psychopathie sexuelle.
En écrivant cet ouvrage sur
Les bizarres penchants qu'inspire la nature
le marquis de Sade avait conscience de sa nouveauté et de nos importance : « Qui pourrait fixer, dit-il, et détailler ces écarts ferait peut-être un des plus beaux travaux sur les mœurs et peut-être un des plus intéressants. » Et plus loin, insistant sur le côté systématique et scientifique de cette œuvre, il ajoute : « Imagine-toi que toutes les jouissances honnêtes ou prescrites par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles Nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil. »