Jacques Rivière, De Dostoïevsky et de l’insondable
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De Dostoïevsky et de l’insondable
L’idée d’un personnage étant donnée dans son esprit, il y a, pour le romancier, deux manières bien différentes de la mettre en œuvre : ou bien il peut insister sur sa complexité, ou bien il peut souligner sa cohérence ; de cette âme qu’il va engendrer, ou bien il peut vouloir produire toute l’obscurité, ou bien il peut vouloir la supprimer pour le lecteur ; en la dépeignant, ou bien il réservera ses cavernes, ou bien il les explorera.
André Gide a défini plus haut très justement les raisons pour lesquelles Dostoïevsky s’est heurté en France à tant d’incompréhension. Il y faut ajouter, je crois, celle-ci, que, dans ses inventions psychologiques, il suit toujours la première de ces deux méthodes, tandis que tous nos dons nous ont toujours inclinés à ne pratiquer que la seconde.
On sent que le fait qui a le plus frappé Dostoïevsky et auquel il s’est voulu d’un bout à l’autre de son œuvre fidèle, est celui de la cohabitation dans chaque conscience d’instincts à la fois contradictoires et irréductibles. Il est peut-être le premier qui ait résolument envisagé en face l’absurdité de nos sentiments tels qu’ils se conjoignent en nous spontanément et qui, dans un élan d’enthousiasme et d’amour pour la nature humaine, ait osé embrasser cette absurdité comme un idéal. Dans tous ses personnages, c’est elle qu’il cherche à révéler, et même, et surtout chez ceux qui lui sont sympathiques.
Il accuserait pour un peu le désordre qu’il trouve dans ses modèles ; il romprait de sa propre main les fils qui maintiennent malgré tout leurs aspirations en faisceau ; il porterait le trouble et l’incoordination dans la série de leurs sentiments.
En tous cas il s’intéresse avant tout à leurs abîmes et c’est à suggérer ceux-ci le plus insondables possible qu’il met tous ses soins. À mesure qu’il insuffle à son personnage la vie romanesque (et c’est le moyen qu’il choisit de lui insuffler cette vie), il se préoccupe de faire apparaître l’insuffisance des raisons par lesquelles on serait tenté d’expliquer ses déterminations ; il place celles-ci à chaque fois en rapport avec un x qui est le seul fond qu’il consente à donner à cette âme. Et cet x, loin d’en poursuivre la définition, il nous retire sans cesse les moyens que nous croyons apercevoir de le faire entrer en équation avec des valeurs connues.
Nous, au contraire, placés en face de la complexité d’une âme, à mesure que nous cherchons à la représenter, d’instinct nous cherchons à l’organiser. Notre description même est un effort d’intégration. Quelque chose en nous, que nous ne sommes pas maîtres d’empêcher, aussitôt se déclenche qui nous montre les attaches intérieures du modèle, la solidarité de ses aspects. Au besoin nous donnons un coup de pouce : nous supprimons quelques petits traits divergents, nous interprétons quelques détails obscurs dans le sens le plus favorable à la constitution d’une unité psychologique.
Nous répugnons toujours, en traçant le portrait d’un personnage, à y rien laisser d’indéfini : « Il y avait du je ne sais quoi dans tout Monsieur de la Rochefoucauld », écrit le cardinal de Retz. — Oui, mais justement il l’exprime pour que le lecteur n’ait pas à l’y sentir.
Jamais rien, dans le personnage suscité, ne reste béant par où des inspirations imprévues pourraient lui venir. Quand nous le faisons parler, jamais rien ne résonne inexplicablement, jamais rien ne fait entendre un son différent pour l’esprit et pour l’imagination.
Dans tous les interstices de son caractère nous pénétrons avec notre cire industrieuse, et nous les cimentons. Une parfaite obturation de ses abîmes : tel est l’idéal auquel nous tendons. Et j’imagine que c’est cela qui doit gêner les étrangers devant le Néron de Racine, ou même devant le Julien de Stendhal. Nous ne donnons jamais le vertige de l’âme humaine.
C’est Dostoïevsky le premier qui m’a fait sentir notre insuffisance sur ce point. J’en ai été confus pendant longtemps et pour rien au monde je n’eusse osé comparer aucun de nos romanciers ni de nos dramaturges au terrible évocateur d’inconnu que je découvrais en lui.
Et puis des réflexions me sont venues peu à peu, qui se sont trouvées dirigées non pas contre l’œuvre de Dostoïevsky, mais contre l’excellence, ou tout au moins contre la précellence de sa méthode.
Celle-ci, d’abord que l’abîme n’est rien aussi longtemps qu’on n’y descend pas. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il en est dans les romans de Dostoïevsky comme je vais dire ; mais enfin un abîme, cela peut très bien se dessiner en trompe-l’œil. On peut très bien capter et conduire les regards vers les lointains d’une âme, mais sans que ceux-ci perdent leur caractère hypothétique. Le fait qu’un personnage agit d’une manière dont rien ne peut rendre compte, n’implique pas forcément qu’il y a en lui des profondeurs que rien ne permettra jamais d’atteindre : il peut aussi avoir été inspiré par sa seule inconsistance, qui est chose de surface, et définissable.
Après tout l’explication d’une âme ne comporte pas a priori beaucoup plus d’arrangement et de truquage que l’insistance sur son mystère. Il ne s’agit que de ne pas se tromper, que de ne pas aller contre la vie. Rien ne me fera penser qu’avec une suffisante intuition, on ne puisse pas donner à la fois à un personnage de la profondeur et de la conséquence.
Nous devons nous méfier, nous français, de notre tendance à simplifier, à réduire au même dénominateur. Mais pour peu que nous soyons en garde contre elle et que nous ne la laissions jamais prendre le pas sur la complication du réel, elle peut nous faire apercevoir des enchaînements qui eux aussi sont du réel, et font partie de la nature psychique.
Car enfin l’être humain, si particulier soit-il, tant qu’il n’est pas fou, et peut-être même lorsqu’il l’est, — l’être humain n’échappe jamais dans son fond à une certaine logique. D’une action à l’autre il se retrouve ; il peut agir sans cesse contre la raison, et pourtant obéir à une certaine idée. Prenons des mots plus vagues : à une certaine disposition, à un certain pli de son cerveau qui est comme le moule de toute sa vie spirituelle. Et même lorsqu’il se contredit, qui peut affirmer, tant qu’il ne l’a pas analysée, que cette contradiction soit autre chose que la réfraction, par les événements, d’une tendance simple ?
Plutôt que d’égarer l’esprit vers un infini psychologique, on peut très bien concevoir que la tâche du romancier soit de le ramener, par la seule continuité de ses peintures, vers cet événement secret, mais concret et connaissable. L’effort de sa raison peut fort bien l’aider dans sa représentation de la vie. Il peut, en le dessinant, rechercher la loi d’un individu sans tomber pour autant dans l’abstraction ni dans le schématisme. Sa patience, son instinct des résistances auront ici la plus grande importance. Mais s’il en est doué, en même temps que de ce que j’appellerai la faculté d’adhérence aux intuitions, il pourra produire une œuvre qui dépassera, en profondeur même, tout ce que l’aventureux génie de Dostoïevski a pu fonder. Car en psychologie, il faut que je me permette de le redire encore, la véritable profondeur, c’est celle qu’on explore.
JACQUES RIVIÈRE