Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire.13
« Le matin arriva, où je devais me lancer sur la mer du monde, matin d’où toute ma vie subséquente a pris, en grande partie, sa couleur. Je logeais dans la maison du principal, et j’avais obtenu, dès mon arrivée, la faveur d’une chambre particulière, qui me servait également de chambre à coucher et de cabinet de travail. À trois heures et demie, je me levai, et je considérai avec une profonde émotion les anciennes tours de …, parées des premières lueurs, et qui commençaient à s’empourprer de l’éclat radieux d’une matinée de juin sans nuages. J’étais ferme et inébranlable dans mon dessein, mais troublé cependant par une appréhension vague d’embarras et de dangers incertains ; et si j’avais pu prévoir la tempête, la véritable grêle d’affliction qui devait bientôt s’abattre sur moi, j’eusse été à bon droit bien autrement agité. La paix profonde du matin faisait avec ce trouble un contraste attendrissant et lui servait presque de médecine. Le silence était plus profond qu’à minuit ; et pour moi le silence d’un matin d’été est plus touchant que tout autre silence, parce que la lumière, quoique large et forte, comme celle de midi dans les autres saisons de l’année, semble différer du jour parfait surtout en ceci que l’homme n’est pas encore dehors ; et ainsi la paix de la nature et des innocentes créatures de Dieu semble profonde et assurée, tant que la présence de l’homme, avec son esprit inquiet et instable, n’en viendra pas troubler la sainteté. Je m’habillai, je pris mon chapeau et mes gants, et je m’attardai quelque temps dans ma chambre. Depuis un an et demi, cette chambre avait été la citadelle de ma pensée ; là, j’avais lu et étudié pendant les longues heures de la nuit ; et, bien qu’à dire vrai, pendant la dernière partie de cette période, moi qui étais fait pour l’amour et les affections douces, j’eusse perdu ma gaieté et mon bonheur dans la lutte fiévreuse que j’avais soutenue contre mon tuteur, d’un autre côté cependant, un garçon comme moi, amoureux des livres, adonné aux recherches de l’esprit, ne pouvait pas n’avoir pas joui de quelques bonnes heures, au milieu même de son découragement. Je pleurais en regardant autour de moi le fauteuil, la cheminée, la table à écrire, et autres objets familiers que j’étais trop sûr de ne pas revoir. Depuis lors jusqu’à l’heure où je trace ces lignes dix-huit années se sont écoulées, et cependant, en ce moment même, je vois distinctement, comme si cela datait d’hier, le contour et l’expression de l’objet sur lequel je fixais un regard d’adieu ; c’était un portrait de la séduisante …, qui était suspendu au-dessus de la cheminée, et dont les yeux et la bouche étaient si beaux, et toute la physionomie si radieuse de bonté et de divine sérénité, que j’avais mille fois laissé tomber ma plume ou mon livre pour demander des consolations à son image, comme un dévot à son saint patron. Pendant que je m’oubliais à la contempler, la voix profonde de l’horloge proclama qu’il était quatre heures. Je me haussai jusqu’au portrait, je le baisai, et puis je sortis doucement et je refermai la porte pour toujours !
« Les occasions de rire et de larmes s’entrelacent et se mêlent si bien dans cette vie, que je ne puis sans sourire me rappeler un incident qui se produisit alors et faillit faire obstacle à l’exécution immédiate de mon plan. J’avais une malle d’un poids énorme ; car, outre mes habits, elle contenait presque toute ma bibliothèque. La difficulté était de la faire transporter chez un voiturier. Ma chambre était située à une hauteur aérienne, et ce qu’il y avait de pis, c’est que l’escalier qui conduisait à cet angle du bâtiment aboutissait à un corridor passant devant la porte de la chambre du principal. J’étais adoré de tous les domestiques, et, sachant que chacun d’eux s’empresserait à me servir secrètement, je confiai mon embarras à un valet de chambre du principal. Il jura qu’il ferait tout ce que je voudrais ; et quand le moment fut venu, il monta l’escalier pour emporter la malle. Je craignais fort que cela ne fût au-dessus des forces d’un seul homme ; mais ce groom était un gaillard doué
D’épaules atlastiques, faites pour supporter
Le poids des plus puissantes monarchies,
et il avait un dos aussi vaste que les plaines de salisbury. Il s’entêta donc à transporter la malle à lui seul, pendant que j’attendais au bas du dernier étage, plein d’anxiété. Durant quelque temps, je l’entendis qui descendait d’un pas ferme et lent ; mais malheureusement, par suite de son inquiétude, comme il se rapprochait de l’endroit dangereux, à quelques pas du corridor son pied glissa, et le puissant fardeau, tombant de ses épaules, acquit une telle vitesse de descente à chaque marche de l’escalier qu’en arrivant au bas il roula, ou plutôt bondit tout droit, avec le vacarme de vingt démons, contre la porte de la chambre à coucher de l’archididascalus. Ma première idée fut que tout était perdu et que ma seule chance pour exécuter une retraite était de sacrifier mon bagage. Néanmoins un moment de réflexion me décida à attendre la fin de l’aventure. Le groom était dans une frayeur horrible pour son propre compte et pour le mien ; mais, en dépit de tout cela, le sentiment du comique s’était, dans ce malheureux contretemps, si irrésistiblement emparé de son esprit, qu’il éclata de rire, — mais d’un rire prolongé, étourdissant, à toute volée, qui aurait réveillé les Sept-Donnants. Aux sons de cette musique de gaieté, qui résonnait aux oreilles mêmes de l’autorité insultée, je ne pus m’empêcher de joindre la mienne, non pas tant à cause de la malheureuse étourderie de la malle, qu’à cause de l’effet nerveux produit sur le groom. Nous nous attendions tous les deux, très-naturellement, à voir le docteur s’élancer hors de sa chambre ; car généralement, s’il entendait remuer une souris, il bondissait comme un mâtin hors de sa niche. Chose singulière, en cette occasion, quand nos éclats de rire eurent cessé, aucun bruit, pas même un frôlement, ne se fit entendre dans la chambre. Le docteur était affligé d’une infirmité douloureuse, qui le tenait quelquefois éveillé, mais qui peut-être, quand il parvenait à s’assoupir, le faisait dormir plus profondément. Encouragé par ce silence, le groom rechargea son fardeau sur ses épaules et effectua le reste de sa descente sans accident. J’attendis jusqu’à ce que j’eusse vu la malle placée sur une brouette, et en route pour la voiture. Alors, sans autre guide que la Providence, je partis à pied, emportant sous mon bras un petit paquet avec quelques objets de toilette, un poëte anglais favori dans une poche, et dans l’autre un petit volume in-douze contenant environ neuf pièces d’Euripide.
Notre écolier avait caressé l’idée de se diriger vers le Westmoreland ; mais un accident qu’il ne nous explique pas changea son itinéraire et le jeta dans les Galles du Nord. Après avoir erré quelque temps dans le Denbighshire, le Merionethshire et le Caemarvonshire, il s’installa dans une petite maison fort propre, à B… ; mais il en fut bientôt rejeté par un incident où son jeune orgueil se trouva froissé de la manière la plus comique. son hôtesse avait servi chez un évêque, soit comme gouvernante, soit comme bonne d’enfants. La superbe énorme du clergé anglais s’infiltre généralement non-seulement dans les enfants des dignitaires, mais même dans leurs serviteurs. Dans une petite ville comme B…, avoir vécu dans la famille d’un évêque suffisait évidemment pour conférer une sorte de distinction ; de sorte que la bonne dame n’avait sans cesse à la bouche que des phrases comme : « Mylord faisait ceci, mylord faisait cela ; mylord était un homme indispensable au Parlement, indispensable à Oxford … » Peut-être trouva-t-elle que le jeune homme n’écoutait pas ses discours avec assez de révérence. Un jour elle était allée rendre ses devoirs à l’évêque et à sa famille, et celui-ci l’avait questionnée sur ses petites affaires. Apprenant qu’elle avait loué son appartement, le digne prélat avait pris soin de lui recommander d’être fort difficile sur le choix de ses locataires : « Betty, dit-il, rappelez-vous bien que cet endroit est placé sur la grande route qui mène à la capitale, de sorte qu’il doit vraisemblablement servir d’étape à une foule d’escrocs irlandais qui fuient leurs créanciers d’Angleterre, et d’escrocs anglais qui ont laissé des dettes dans l’île de Man. » Et la bonne dame, en racontant orgueilleusement son entrevue avec l’évêque, ne manqua pas d’ajouter sa réponse : “ Oh ! mylord, je ne crois vraiment pas que ce gentleman soit un escroc, parce que … ” — “ Vous ne pensez pas que je sois un escroc ! répond le jeune écolier exaspéré ; désormais je vous épargnerai la peine de penser à de pareilles choses. ” Et il s’apprête à partir. La pauvre hôtesse avait bien envie de mettre les pouces ; mais, la colère ayant inspiré à celui-ci quelques termes peu respectueux à l’endroit de l’évêque, toute réconciliation devint impossible. “ J’étais, dit-il, véritablement indigné de cette facilité de l’évêque à calomnier une personne qu’il n’avait jamais vue, et j’eus envie de lui faire savoir là-dessus ma pensée en grec, ce qui, tout en fournissant une présomption en faveur de mon honnêteté, aurait en même temps (du moins je l’espérais) fait un devoir à l’évêque de me répondre dans la même langue : auquel cas je ne doutais pas qu’il devînt manifeste que si je n’étais pas aussi riche que sa seigneurie, j’étais un bien meilleur helléniste. Des pensées plus saines chassèrent ce projet enfantin … ”