Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire.15
Mais qui était et que faisait cet homme, ce locataire aux habitudes si mystérieuses ? C’était un de ces hommes d’affaires, comme il y en a dans toutes les grandes villes, plongés dans des chicanes compliquées, rusant avec la loi, et ayant remisé pour un certain temps leur conscience, en attendant qu’une situation plus prospère leur permette de reprendre l’usage de ce luxe gênant. S’il le voulait, l’auteur pourrait, nous dit-il, nous amuser vivement aux dépens de ce malheureux, et nous raconter des scènes curieuses, des épisodes impayables ; mais il a voulu tout oublier et ne se souvenir que d’une seule chose : c’est que cet homme, si méprisable à d’autres égards, avait toujours été serviable pour lui, et même généreux, autant du moins que cela était en son pouvoir. Excepté le sanctuaire aux paperasses, toutes les chambres étaient à la disposition des deux enfants, qui chaque soir avaient ainsi un vaste choix de logements à leur service, et pouvaient, pour leur nuit, planter leur tente où bon leur semblait.
Mais le jeune homme avait une autre amie dont il est temps que nous parlions. Je voudrais, pour raconter dignement cet épisode, dérober, pour ainsi dire, une plume à l’aile d’un ange, tant ce tableau m’apparaît chaste, plein de candeur, de grâce et de miséricorde. « De tout temps, dit l’auteur, je m’étais fait gloire de converser familièrement, more socratico, avec tous les êtres humains, hommes, femmes et enfants, que le hasard pouvait jeter dans mon chemin ; habitude favorable à la connaissance de la nature humaine, aux bons sentiments et à la franchise d’allures qui conviennent à un homme voulant mériter le titre de philosophe. Car le philosophe ne doit pas voir avec les yeux de cette pauvre créature bornée qui s’intitule elle même l’homme du monde, remplie de préjugés étroits et égoïstiques, mais doit au contraire se regarder comme un être vraiment catholique, en communion et relations égales avec tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas, avec les gens instruits, et les gens non éduqués, avec les coupables comme avec les innocents. » Plus tard, parmi les jouissances octroyées par le généreux opium, nous verrons se reproduire cet esprit de charité et de fraternité universelles, mais activé et augmenté par le génie particulier de l’ivresse. Dans les rues de Londres, plus encore que dans le pays de Galles, l’étudiant émancipé était donc une espèce de péripatéticien, un philosophe de la rue, méditant sans cesse à travers le tourbillon de la grande cité. L’épisode en question peut paraître un peu étrange dans les pages anglaises, car on sait que la littérature britannique pousse la chasteté jusqu’à la pruderie ; mais, ce qui est certain, c’est que le même sujet, effleuré seulement par une plume française, aurait rapidement tourné au shocking, tandis qu’ici il n’y a que grâce et décence. Pour tout dire en deux mots, notre vagabond s’était lié d’une amitié platonique avec une péripatéticienne de l’amour. Ann n’est pas une de ces beautés hardies, éblouissantes, dont les yeux de démon luisent à travers le brouillard, et qui se font une auréole de leur effronterie. Ann est une créature toute simple, tout ordinaire, dépouillée, abandonnée comme tant d’autres, et réduite à l’abjection par la trahison. Mais elle est revêtue de cette grâce innommable, de cette grâce de la faiblesse et de la bonté, que Goethe savait répandre sur toutes les femelles de son cerveau, et qui a fait de sa petite Marguerite aux mains rouges une créature immortelle. Que de fois, à travers leurs monotones pérégrinations dans l’interminable Oxford-street, à travers le fourmillement de la grande ville regorgeante d’activité, l’étudiant famélique a-t-il exhorté sa malheureuse amie à implorer le secours d’un magistrat contre le misérable qui l’avait dépouillée, lui offrant de l’appuyer de son témoignage et de son éloquence ! Ann était encore plus jeune que lui, elle n’avait que seize ans. Combien de fois le protégea-t-elle contre les officiers de police qui voulaient l’expulser des portes où il s’abritait ! Une fois elle fit plus, la pauvre abandonnée : elle et son ami s’étaient assis dans soho-square, sur les degrés d’une maison devant laquelle depuis lors, avoue-t-il, il n’a jamais pu passer sans se sentir le cœur comprimé par la griffe du souvenir, et sans faire un acte de grâces intérieur à la mémoire de cette déplorable et généreuse jeune fille. Ce jour-là, il s’était senti plus faible encore et plus malade que de coutume ; mais, à peine assis, il lui sembla que son mal empirait. Il avait appuyé sa tête contre le sein de sa sœur d’infortune, et, tout d’un coup, il s’échappa de ses bras et tomba à la renverse sur les degrés de la porte. sans un stimulant vigoureux, c’en était fait de lui, ou du moins il serait tombé pour jamais dans un état de faiblesse irrémédiable. Et dans cette crise de sa destinée, ce fut la créature perdue qui lui tendit la main de salut, elle qui n’avait connu le monde que par l’outrage et l’injustice. Elle poussa un cri de terreur, et, sans perdre une seconde, elle courut dans Oxford-street, d’où elle revint presque aussitôt avec un verre de porto épicé, dont l’action réparatrice fut merveilleuse sur un estomac vide qui n’aurait pu d’ailleurs supporter aucune nourriture solide. « Ô ma jeune bienfaitrice ! combien de fois, dans les années postérieures, jeté dans des lieux solitaires, et rêvant de toi avec un cœur plein de tristesse et de véritable amour, combien de fois ai-je souhaité que la bénédiction d’un cœur oppressé par la reconnaissance eût cette prérogative et cette puissance surnaturelles que les anciens attribuaient à la malédiction d’un père poursuivant son objet avec la rigueur indéfectible d’une fatalité ! — que ma gratitude pût, elle aussi, recevoir du ciel la faculté de te poursuivre, de te hanter, de te guetter, de te surprendre, de t’atteindre jusque dans les ténèbres épaisses d’un bouge de Londres, ou même, s’il était possible, dans les ténèbres du tombeau, pour te réveiller avec un message authentique de paix, de pardon et de finale réconciliation ! »
Pour sentir de cette façon, il faut avoir souffert beaucoup, il faut être un de ces cœurs que le malheur ouvre et amollit, au contraire de ceux qu’il ferme et durcit. Le Bédouin de la civilisation apprend dans le Sahara des grandes villes bien des motifs d’attendrissement qu’ignore l’homme dont la sensibilité est bornée par le home et la famille. Il y a dans le barathrum des capitales, comme dans le Désert, quelque chose qui fortifie et qui façonne le cœur de l’homme, qui le fortifie d’une autre manière, quand il ne le déprave pas et ne l’affaiblit pas jusqu’à l’abjection et jusqu’au suicide.
Un jour, peu de temps après cet accident, il fit dans Albemarle-street la rencontre d’un ancien ami de son père, qui le reconnut à son air de famille ; il répondit à toutes ses questions avec candeur, ne lui cacha rien, mais exigea de lui sa parole qu’il ne le livrerait pas à ses tuteurs. Enfin il lui donna son adresse chez son hôte, le singulier attorney. Le jour suivant, il recevait dans une lettre, que celui-ci lui remettait fidèlement, une bank-note de dix livres.
Le lecteur peut s’étonner que le jeune homme n’ait pas cherché dès le principe un remède contre la misère, soit dans un travail régulier, soit en demandant assistance aux anciens amis de sa famille. Quant à cette dernière ressource, il y avait danger évident à s’en servir. Les tuteurs pouvaient être avertis, et la loi leur donnait tout pouvoir pour ramener de force le jeune homme dans l’école qu’il avait fuie. Or, une énergie qui se rencontre souvent dans les caractères les plus féminins et les plus sensibles lui donnait le courage de supporter toutes les privations et tous les dangers plutôt que de risquer une aussi humiliante éventualité. D’ailleurs, où les trouver, ces amis de son père mort il y avait alors dix ans, amis dont il avait oublié les noms, pour la plupart du moins ? Quant au travail, il est certain qu’il aurait pu trouver une rémunération passable dans la correction des épreuves de grec, et qu’il se sentait très-capable de remplir ces fonctions d’une manière exemplaire ; mais encore, comment s’ingénier pour se faire présenter à un éditeur honorable ? Enfin, pour tout dire, il avoue qu’il ne lui était jamais entré dans la pensée que le travail littéraire pût devenir pour lui la source d’un profit quelconque. Il n’avait jamais, pour sortir de sa déplorable situation, caressé qu’un seul expédient, celui d’emprunter de l’argent sur la fortune qu’il avait le droit d’attendre. Enfin, il était parvenu à faire la connaissance de quelques juifs, que l’attorney en question servait dans leurs affaires ténébreuses. Leur prouver qu’il avait de réelles espérances, là n’était pas le difficile, ses assertions pouvant être vérifiées avec le testament de son père aux Doctors commons. Mais restait une question absolument imprévue pour lui, celle de l’identité de personne. Il exhiba alors quelques lettres que de jeunes amis, entre autres le comte de …, et même son père le marquis de …, lui avaient écrites pendant qu’il habitait le pays de Galles, et qu’il portait toujours dans sa poche. Les juifs daignèrent enfin promettre deux ou trois cents livres, à la condition que le jeune comte de … (qui, par parenthèse, n’était guère plus âgé que lui), consentirait à en garantir le remboursement à l’époque de leur majorité. On devine que le but du prêteur n’était pas seulement de tirer un profit quelconque d’une affaire, fort minime après tout pour lui, mais d’entrer en relations avec le jeune comte, dont il connaissait l’immense fortune à venir. Aussi, à peine ses dix livres reçues, notre jeune vagabond se prépare-t-il à partir pour Eton.