Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire.31
Un homme très-célèbre, qui était en même temps un grand sot, choses qui vont très-bien ensemble, à ce qu’il paraît, ainsi que j’aurai plus d’une fois sans doute le douloureux plaisir de le démontrer, a osé, dans un livre sur la Table, composé au double point de vue de l’hygiène et du plaisir, écrire ce qui suit à l’article Vin : « Le patriarche Noé passe pour être l’inventeur du vin ; c’est une liqueur qui se fait avec le fruit de la vigne. »
Et après ? Après, rien : c’est tout. Vous aurez beau feuilleter le volume, le retourner dans tous les sens, le lire à rebours, à l’envers, de droite à gauche et de gauche à droite, vous ne trouverez pas autre chose sur le vin dans la Physiologie du goût du très-illustre et très-respecté Brillat-Savarin : « Le patriarche Noé … » et « c’est une liqueur … »
Je suppose qu’un habitant de la lune ou de quelque planète éloignée, voyageant sur notre monde, et fatigué de ses longues étapes, pense à se rafraîchir le palais et à se réchauffer l’estomac. Il tient à se mettre au courant des plaisirs et des coutumes de notre terre. Il a vaguement ouï parler de liqueurs délicieuses avec lesquelles les citoyens de cette boule se procuraient à volonté du courage et de la gaieté. Pour être plus sûr de son choix, l’habitant de la lune ouvre l’oracle du goût, le célèbre et infaillible Brillat-Savarin, et il y trouve, à l’article Vin, ce renseignement précieux : Le patriarche Noé… et cette liqueur se fait … Cela est tout à fait digestif. Cela est très-explicatif. Il est impossible, après avoir lu cette phrase, de n’avoir pas une idée juste et nette de tous les vins, de leurs différentes qualités, de leurs inconvénients, de leur puissance sur l’estomac et sur le cerveau.
Ah ! chers amis, ne lisez pas Brillat-Savarin. Dieu préserve ceux qu’il chérit des lectures inutiles ; c’est la première maxime d’un petit livre de Lavater, un philosophe qui a aimé les hommes plus que tous les magistrats du monde ancien et moderne. On n’a baptisé aucun gâteau du nom de Lavater ; mais la mémoire de cet homme angélique vivra encore parmi les chrétiens, quand les braves bourgeois eux-mêmes auront oublié le Brillat-Savarin, espèce de brioche insipide dont le moindre défaut est de servir de prétexte à une dégoisade de maximes niaisement pédantesques tirées du fameux chef-d’œuvre.
Si une nouvelle édition de ce faux chef-d’œuvre ose affronter le bon sens de l’humanité moderne, buveurs mélancoliques, buveurs joyeux, vous tous qui cherchez dans le vin le souvenir ou l’oubli, et qui, ne le trouvant jamais assez complet à votre gré, ne contemplez plus le ciel que par le cul de la bouteille ¹, buveurs oubliés et méconnus, achèterez-vous un exemplaire et rendrez-vous le bien pour le mal, le bienfait pour l’indifférence ?
J’ouvre le Kreisleriana du divin Hoffmann, et j’y lis une curieuse recommandation. Le musicien consciencieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opéra-comique. Il y trouvera la gaieté mousseuse et légère que réclame le genre. La musique religieuse demande du vin du Rhin ou du Jurançon. Comme au fond des idées profondes, il y a là une amertume enivrante ; mais la musique héroïque ne peut pas se passer de vin de Bourgogne. Il a la fougue sérieuse et l’entraînement du patriotisme. Voilà certainement qui est mieux, et outre le sentiment passionné d’un buveur, j’y trouve une impartialité qui fait le plus grand honneur à un Allemand.
Hoffmann avait dressé un singulier baromètre psychologique destiné à lui représenter les différentes températures et les phénomènes atmosphériques de son âme : on y trouve des divisions telles que celles-ci : « Esprit légèrement ironique tempéré d’indulgence ; esprit de solitude avec profond contentement de moi-même ; gaieté musicale, enthousiasme musical, tempête musicale, gaieté sarcastique insupportable à moi-même, aspiration à sortir de mon moi, objectivité excessive, fusion de mon être avec la nature. » Il va sans dire que les divisions du baromètre moral d’Hoffmann étaient fixées suivant leur ordre de génération, comme dans les baromètres ordinaires. Il me semble qu’il y a entre ce baromètre psychique et l’explication des qualités musicales des vins une fraternité évidente.
Hoffmann, au moment où la mort vint le prendre, commençait à gagner de l’argent. La fortune lui souriait. Comme notre cher et grand Balzac, ce fut vers les derniers temps seulement qu’il vit briller l’aurore boréale de ses plus anciennes espérances. À cette époque, les éditeurs, qui se disputaient ses contes pour leurs almanachs, avaient coutume, pour se mettre dans ses bonnes grâces, d’ajouter à leur envoi d’argent une caisse de vins de France.
Profondes joies du vin, qui ne vous a connues ? Quiconque a eu un remords à apaiser, un souvenir à évoquer, une douleur à noyer, un château en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux caché dans les fibres de la vigne. Qu’ils sont grands les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur ! Qu’elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l’homme puise en lui ! Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants. Et cependant dites, en votre âme et conscience, juges, législateurs, hommes du monde, vous tous que le bonheur rend doux, à qui la fortune rend la vertu et la santé faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable de condamner l’homme qui boit du génie ?
¹ Béroalde de Verville. Moyen de parvenir.