Lettres de Arthur Rimbaud (5)
Marseille, vendredi 23 mai 1891.
Ma chère maman, ma chère sœur.
Après des souffrances terribles, ne pouvant me faire soigner à Aden, j'ai pris le bateau des Messageries pour rentrer en France.
Je suis arrivé hier, après 13 jours de douleurs. Me trouvant par trop faible à l'arrivée, et saisi par le froid, j'ai dû entrer à l'hôpital de la Conception où je paie dix francs par jour, docteurs compris.
Je suis très mal, très mal. Je suis réduit à l'état de squelette par cette maladie de ma jambe droite qui est devenue à présent énorme et ressemble à une grosse citrouille. C'est une synovite, une hydarthrose, etc. ; une maladie de l'articulation et des os.
Cela doit durer très longtemps, si des complications n'obligent pas à couper la jambe. En tous cas, je resterai estropié. Mais je doute que j'attende. La vie m'est devenue impossible. Que je suis donc malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux !
J'ai à toucher ici une traite de francs 36. 800 sur le Comptoir national d'Escompte de Paris. Mais je n'ai personne pour s'occuper de toucher cet argent. Pour moi, je ne puis faire un seul pas hors du lit. Et j'ai de l'argent sur moi que je ne peux même pas surveiller. Que faire ? Quelle triste vie !
Ne pouvez-vous m'aider en rien ?
RIMBAUD
Hôpital de la Conception Marseille.
Marseille, le 17 juin 1891.
Isabelle, ma chère sœur,
Je reçois ton billet avec mes deux lettres retour du Harar. Dans l'une de ces lettres on me dit avoir précédemment renvoyé une lettre à Roche. N'avez-vous reçu rien d'autre ?
Je n'ai encore écrit à personne, je ne suis pas encore descendu de mon lit. Le médecin dit que j'en aurai pour un mois, et même ensuite je ne pourrais commencer à marcher que très lentement. J'ai toujours une forte névralgie à la place de la jambe coupée, c'est-à-dire au morceau qui reste. Je ne sais pas comment cela finira. Enfin je suis résigné à tout, je n'ai pas de chance !
Mais que veux-tu dire avec tes histoires d'enterrement ? Ne t'effraie pas tant, prends patience aussi, soigne-toi, prends courage. Hélas ! je voudrais bien te voir, que peux-tu donc avoir ? Quelle maladie ? Toutes les maladies se guérissent avec du temps et des soins. En tous cas, il faut se résigner et ne pas se désespérer.
J'étais très fâché quand maman m'a quitté, je n'en comprenais pas la cause. Mais à présent il vaut mieux qu'elle soit avec toi pour te faire soigner. Demande-lui excuse et souhaite-lui bonjour de ma part.
Au revoir donc, mais qui sait quand ?
RIMBAUD
Hôpital de la Conception, Marseille.
* C'est au cours des jours qui suivirent la lettre précédente, datée du 23 mai et celle-ci du 17 juin, que l'amputation de sa jambe fut faite.