Lettres de Arthur Rimbaud (6)
Marseille, 23 juin 1891.
Ma chère sœur,
Tu ne m'as pas écrit ; que s'est-il passé ? Ta lettre m'avait fait peur, j'aimerais avoir de tes nouvelles. Pourvu qu'il ne s'agisse pas de nouveaux ennuis, car, hélas ! nous sommes trop éprouvés à la fois !
Pour moi, je ne fais que pleurer jour et nuit, je suis un homme mort, je suis estropié pour toute ma vie. Dans la quinzaine je serai guéri, je pense ; mais je ne pourrai marcher qu'avec des béquilles. Quant à une jambe artificielle, le médecin dit qu'il faudra attendre très longtemps, au moins SIX mois ! Pendant ce temps, que ferai-je, où resterai-je ? Si j'allais chez vous, le froid me chasserait dans 3 mois, et même en moins de temps ; car, d'ici, je ne serai capable de me mouvoir que dans six semaines, le temps de m'exercer à béquiller ! Je ne serais donc chez vous que fin juillet. Et il me faudrait repartir fin septembre.
Je ne sais pas du tout quoi faire. Tous ces soucis me rendent fou : je ne dors jamais une minute.
Enfin, notre vie est une misère, une misère sans fin. Pourquoi donc existons-nous ?
Envoyez-moi de vos nouvelles.
Mes meilleurs souhaits.
RIMBAUD
Hôpital de la Conception Marseille.
Marseille, le 24 juin 1891.
Ma chère sœur,
Je reçois ta lettre du 21 juin. Je t'ai écrit hier. Je n'ai rien reçu de toi le 10 juin, ni lettre de toi ; ni lettre du Harar. Je n'ai reçu que les deux lettres du 14. Je m'étonne fort où sera passée la lettre du 10. Quelle nouvelle horreur me racontez-vous ? Quelle est encore cette histoire de service militaire ? Depuis que j'ai eu l'âge de 26 ans, ne vous ai-je pas envoyé, d'Aden, un certificat prouvant que j'étais employé dans une maison française, ce qui est une dispense, — et, par la suite, quand j'interrogeais maman, elle me répondait toujours que tout était réglé, que je n'avais rien à craindre. Il y a à peine quatre mois, je vous ai demandé, dans une de mes lettres, si l'on n'avait rien à me réclamer à ce sujet, parce que j'avais l'envie de rentrer en France. Et je n'ai pas reçu de réponse. Moi, je croyais tout arrangé par vous. A présent, vous me faites entendre que je suis noté insoumis, que l'on me poursuit, etc., etc.. Ne vous informez de cela que si vous êtes sûres de ne pas attirer l'attention sur moi. Quant à moi, il n'y a pas de danger, dans ces conditions, que je revienne. La prison après ce que je viens de souffrir ? Il vaudrait mieux la mort ! Oui, depuis longtemps d'ailleurs, il aurait mieux valu la mort ! Que peut faire au monde un homme estropié ? Et, à présent, encore réduit à s'expatrier définitivement ! Car je ne reviendrai certes plus avec ces histoires, — heureux encore si je puis sortir d'ici par mer ou par terre et gagner l'étranger.
Aujourd'hui j'ai essayé de marcher avec des béquilles mais je n'ai pu faire que quelques pas. Ma jambe est coupée très haut, et il m'est difficile de garder l'équilibre. Je ne serai tranquille que quand je pourrai mettre une jambe artificielle ; mais l'amputation cause des névralgies dans le restant du membre et il est impossible de mettre une jambe mécanique avant que ces névralgies soient absolument passées, et il y a des amputés auxquels cela dure quatre, six, huit, douze mois ! On me dit que cela ne dure jamais guère moins de deux mois. Si cela ne me dure que deux mois, je serai heureux ! Je passerais ce temps-là à l'hôpital et j'aurais le bonheur de sortir avec deux jambes. Quant à sortir avec des béquilles, je ne vois pas à quoi cela peut servir. On ne peut monter ni descendre, c'est une aflaire terrible. On s'expose à tomber et à s'estropier encore plus. J'avais pensé pouvoir aller chez vous passer quelques mois, en attendant d'avoir la force de supporter la jambe artificielle ; mais, à présent, je vois que c'est impossible.
Eh bien, je me résignerai à mon sort. Je mourrai où me jettera le destin. J'espère pouvoir retourner là où j'étais, j'y ai des amis de dix ans, qui auront pitié de moi, je trouverai chez eux du travail, je vivrai comme je pourrai. Je vivrai toujours là-bas tandis qu'en France, hors vous, je n'ai ni amis, ni connaissances, ni personne. Et si je ne puis vous voir, je retournerai là-bas. En tous cas, il faut que j'y retourne.
Si vous vous informez à mon sujet, ne faites jamais savoir où je suis. Je crains même qu'on ne prenne mon adresse à la poste. N'allez pas me trahir.
Tous mes souhaits.
RIMBAUD