Lettres de Arthur Rimbaud (8)
Marseille, 10 juillet 1891
Ma chère sœur,
J'ai bien reçu tes lettres des 4 et 8 juillet. Je suis heureux que ma situation soit enfin déclarée nette. Quant au livret, je l'ai en effet perdu dans mes voyages. Lorsque je pourrai circuler, je verrai si je dois prendre mon congé ici ou ailleurs. Mais si c'est à Marseille, je crois qu'il me faudrait en mains la réponse autographe de l'intendance. De toutes façons, il vaut mieux que j'aie en mains cette déclaration. Envoyez-la-moi. Avec cela personne ne m'approchera. Je garde aussi le certificat d'amputation signé du directeur de l'hôpital, car il paraît qu'il n'est pas permis aux médecins de signer de tels papiers à leurs pensionnaires. Avec ces deux pièces je pourrai sans doute obtenir mon congé ici.
Je suis toujours levé, mais je ne vais pas bien. Jusqu'ici je n'ai encore appris à marcher qu'avec des béquilles, et encore il m'est impossible de monter ou descendre une seule marche : dans ce cas, on est obligé de me descendre ou monter à bras le corps. Je me suis fait faire une jambe de bois très légère, vernie et rembourrée, fort bien faite (prix 5o francs) ; je l'ai mise il y a quelques jours et ai essayé de me traîner en me soulevant encore sur des béquilles, mais je me suis enflammé le moignon et ai laissé l'instrument maudit de côté. Je ne pourrai guère m'en servir avant quinze ou vingt jours, et encore avec des béquilles pendant au moins un mois, et pas plus d'une heure ou deux par jour. Le seul avantage est d'avoir trois points d'appui au lieu de deux.
Je recommence donc à béquiller. Quel ennui, quelle fatigue, quelle tristesse, en pensant à tous mes anciens voyages et comme j'étais actif, il y a seulement cinq mois ! Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers ? Et, à présent, l'existence de cul-de-jatte ! Car je commence à comprendre que les béquilles, jambes de bois et jambes mécaniques sont un tas de blagues, et qu'on n'arrive avec tout cela qu'à se traîner misérablement sans pouvoir jamais rien faire. Et moi qui justement avais décidé de rentrer en France cet été pour me marier ! Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir ! Ma vie est passée. Je ne suis plus qu'un tronçon immobile.
> Je suis loin encore avant de pouvoir circuler, même dans la jambe de bois, qui est cependant ce qu'il y a de plus léger. Je compte au moins encore quatre mois pour pouvoir faire seulement quelques marches dans cette jambe de bois avec le seul soutien d'un bâton. Ce qui est très difficile, c'est de monter ou de descendre ... Dans six mois seulement je pourrai essayer une jambe mécanique, et avec beaucoup de peine, sans utilité. La grande difficulté vient de ce que je suis amputé haut : les névralgies ultérieures à l'amputation sont d'autant plus violentes et persistantes que le membre a été coupé haut. Les désarticulés du genou supportent beaucoup plus vite un appareil ... Mais peu importe, à présent, tout cela ; peu importe la vie même ! Il ne fait guère ici plus frais qu'en Egypte. Nous, avons, à midi, de 30 à 35 degrés et, la nuit, de 25 à 3o ; la température du Harar est donc bien plus agréable, surtout la nuit, qui ne dépasse pas 15 degrés. Je ne puis vous dire encore ce que je ferai : je suis trop bas pour le savoir même. Ça ne va pas bien, je le répète ; je crains fort quelque accident. J'ai mon bout de jambe beaucoup plus épais que l'autre et plein de névralgies. Le médecin, naturellement, ne me voit plus ; parce que, pour le médecin, il suffit que la plaie soit cicatrisée pour qu'il vous lâche. Il vous dit que vous êtes guéri ; et il ne se préoccupe de vous que lorsqu'il vous sort des abcès, etc., etc., ou qu'il se produit d'autres complications nécessitant quelques coups de couteau. Cette sorte de gens ne considère les malades que comme des sujets d'expériences, on le sait bien ; surtout dans les hôpitaux, où leurs soins ne sont pas payés. D'ailleurs, ils ne recherchent ce poste de médecin d'hôpital que pour s'attirer une réputation et une clientèle. Je voudrais bien rentrer à Roche, parce qu'il y fait frais ; mais je pense qu'il n'y a guère là de terrains propices âmes exercices acrobatiques. Ensuite, j'ai peur que de frais il n'y fasse froid. Mais la première raison est que je ne puis me mouvoir ; je ne le puis, je ne le pourrai avant longtemps, — et, pour dire la vérité, je ne me crois pas guéri intérieurement et je m'attends à quelque explosion ... Il faudrait me porter en wagon, me descendre, etc., etc.. C'est trop d'ennuis, de frais et de fatigue. J'ai ma chambre payée jusqu'à fin juillet ; je réfléchirai et verrai ce que je puis faire dans l'intervalle. Jusque-là j'aime mieux croire que cela ira mieux, comme vous voulez bien me le faire croire ; — aussi stupide que soit son existence, l'homme s'y rattache toujours.
Envoyez-moi la lettre de l'intendance. Il y a justement à table avec moi un inspecteur de police malade, qui m'embêtait toujours avec ces histoires de service et s'apprêtait à me jouer quelque tour.
Excusez-moi du dérangement. Je vous remercie.
Je vous souhaite bonne chance et bonne santés.
Ecrivez-moi.
Bien à vous.
RIMBAUD