Marmier, Xavier La Pauvre Lore Lay
C'est le poète allemand Clemens Brentano (1778-1842) qui créa la légende de la Loreley.
Puis Xavier Marmier traduit le texte sous le titre de La Pauvre Lore Lay,
et dont s’inspira très fidèlement Guillaume Apollinaire.
La pauvre Lore Lay
L'ascendant qu'exerce la beauté est quelquefois si grand, que le peuple l'attribue à la sorcellerie. Telle est l'histoire de Lore Lay raconté par le poète Clément Brentano :
“ A Bacharach, au bord du Rhin, habite une magicienne. Elle est belle et gracieuse. Elle séduit facilement le coeur. Déjà plusieurs hommes ont souffert pour elle. Une fois qu'on est tombé dans ses liens d'amour, on ne peut plus s'en délivrer.”
L'évêque la cite devant le tribunal ecclésiastique. Il voulait la condamner, mais il n'en eut pas la force, tant il la trouva belle.
“ Dis-moi, s'écria-t-il avec émotion, dis-moi, pauvre Lore Lay, qui donc a fait de toi une méchante sorcière ?
- Seigneur évêque, laissez-moi mourir. Je suis lasse de la vie; car tous ceux qui me regardent sont condamnés à souffrir. Le feu magique est dans mes regards, et mon bras est une baguette magique.
Jetez-moi dans les flammes, détruisez mes enchantements.
- Je ne peux pas te condamner avant que tu m'aies dit comment il se fait que ce feu magique ait déjà pénétré dans mon sein. Je ne peux pas te condamner, car mon cæur se briserait en deux.
- Seigneur évêque, ne vous moquez pas d'une pauvre fille. Priez plutôt, priez pour moi le Dieu de miséricorde. Je ne veux pas vivre plus longtemps. Je ne peux plus aimer. Condamnez moi à mort. Voilà tout ce que je vous demande. Celui que j'aimais m'a trahi; il s'est éloigné de moi; il est parti pour la terre étrangère. La douceur du regard, le frais incarnat du visage, la suave mélodie de la voix, voilà ma magie.
Moi-même j'en suis victime. Mon âme est pleine de douleur, et je mourrais si je voyais mon image.
Faites-moi donc justice. Laissez-moi mourir. Tout a disparu pour moi dans le monde, depuis que je ne vois plus celui que j'aimais. ”
L'évêque appelle trois chevaliers: "Conduisez-la, dit-il, dans un cloître, Va, ma belle Lore Lay; que le ciel ait pitié de toi! Tu deviendras nonne, tu porteras la robe noire et blanche. Prépare-toi sur cette terre au grand voyage de la mort."
Les chevaliers partent pour le cloître, et regardent avec tristesse la belle Lore Lay.
“ O Chevaliers! s'écrie-t-elle, laissez-moi monter au-dessus de ce rocher. Je veux voir encore une fois la demeure de mon bien aimé; je veux contempler encore une fois les vagues profondes du Rhin. Puis après nous irons au cloître, et je deviendrai la fiancée du Seigneur. ”
Le roc est taillé à pic, difficile à gravir. Mais elle s'élance rapidement jusqu'à sa sommité, et là, debout, elle s'écrie :
“ Je vois un bateau sur le Rhin; celui qui guide ce bateau doit être mon bien-aimé. Oui, c'est sans doute mon bien-aimé, et la joie me revient au coeur.”
A ces mots, elle baisse la tête et se précipite dans le fleuve. Là s'arrête le chant du poète. Mais le peuple continue la tradition. Il raconte que Lore Lay apparaît encore au milieu du fleuve où elle s'est jetée, comme Sapho. Souvent on la voit à la surface des vagues, tresser ses longs cheveux; souvent, le soir, on l'entend jouer de la harpe et chanter, et ceux qui prêtent l'oreille à ses chants, ne peuvent résister à la magie de sa voix, à la fascination de son regard.
Ils abandonnent leur barque et se jettent dans les flots.