Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 12

 

Fils d'un haut employé du gouvernement, il fut, dans son adolescence, secrétaire intime officieux de la grande reine Sophie, cette seule amie, l'Égérie en quelque sorte de l'infortuné Napoléon III qui, s'il l'eût écoutée, se fût et nous eût épargné la guerre de 1870. Physiquement parlant, Zilcken répond aussi peu que possible à l'idée qu'on se fait d'un Hollandais ... d'après beaucoup, les peintres flamands, d'après aussi la littérature, par exemple d'après ce merveilleux Diable dans le beffroi, d'Edgar Poe, avec le masque de qui, du reste son masque présente une certaine analogie générale. Le pot-à-tabac classique fait place en lui à un grand jeune homme, maigre, élancé, toujours en mouvement. Il a une grande réputation de peintre et de graveur dans son pays et est loin d'être un inconnu dans nos expositions nationales et privées où le succès l'accueille annuellement.

    Mais nous voici à Hélène-Villa où le dîner est rapidement expédié. Je monte “ m'habiller ”, je redescends pour prendre mes notes et passablement de livres — et nous partons pour la gloire dans le carrosse du louageur qui doit nous ramener à des heures tardives. M me Zilcken n'a pas oublié d'emporter un œuf que le conférencier gobera pour avoir la voix plus facile ... Mais voici l'antre redoutable aux corridors sans fin, aux innombrables salles plus austères les unes que les autres. Je gobe l'œuf et j'entre dans la mienne de salle. Une bonne centaine de personnes dont beaucoup de dames et de demoiselles qui m'accueillent d'applaudissements. J'ascende les trois marches de l'estrade et m'assieds au milieu de deux flambeaux ; avec à ma droite le verre d'eau, un sucrier, une carafe, tandis que Zilcken dépose sur la table une pile de livres, toutes mes œuvres, les poésies de l'École romane en partie, H. de Régnier, Viélé-Griffin, Retté, Dubus, Rambosson, d'autres encore, le tout avec les pièces à analyser soigneusement marquées de longs signets de papier blanc.

    Je commence !

    Je n'avais parlé, jusqu'ici qu'une seule fois en public. Et c'était en 1869 ! Voici comme quoi et comment. J'avais de concert avec un ami répondu pour un quidam, un “ proscrit ” polonais pour un prêt de quelques cents francs à ce martyr de la part d'une société de crédit qui s'appelait la Société du Prince Impérial.

 

Le héros en question, ayant tôt après quitté la doulce France un beau matin, il m'échut quelque chose d'impératif signé du juge de paix du XIIIᵉ arrondissement de Paris. Au jour dit j'y fus et quand le magistrat m'eût demandé ce que j'avais à dire, je m'écriai “ la remise à huitaine ”. Celle-ci me fut accordée. Ce qu'il advint de ce succès oratoire ? Ne m'étant pas présenté à huitaine (pour quelle raison déjà ?) je crois que je suis toujours débiteur de cette bonne société ... qui n'existait plus un an après.

    Mais ce précédent deux fois triomphal ne me rassurait guère, l'avouerai-je ? Et je tremblais un peu quand je prononçais le sacramentel “ Mesdames, Messieurs ” suivi d'un salut à la Hollande que j'ai donné plus haut. Le fin fonds et le tréfonds de ma pensée était, vous n'en doutez peut-être pas, que j'aurais bien voulu avoir fini. Heureusement j'avais fignolé en venant une petite phrase bien gentille envers La Haye, en particulier, “ cette vraie ville royale où l'aisance et le bien-être, etc. ”. Ça réussit et dès lors j'abordai mon sujet un peu moins timidement. Je parlai fort minutieusement de la poésie contemporaine, tout en remontant au Romantisme et au Parnasse Contemporain auxquels je rendis l'hommage dû, puis j'analysai, j'expliquai de mon mieux les nuances du décadisme et du symbolisme et les arcanes de l'École Romane, résumant le tout par un grand bonsoir à tous ces mots abstrus, la mode serait de dire “ absconds ” — qui n'ôtent, aussi bien, heureusement pas le talent à ceux qui en ont, bien qu'il leur plaise de s'affubler de ces un peu ... voyants costumes. Et je citai, à l'appui de ma thèse, des masses de vers de mes camarades et amis que j'eus le bonheur de faire applaudir fréquemment.

    Après quoi je passai à moi-même, faisant de ma biographie, si complexe pour quelqu'un qui voudrait l'entreprendre sérieusement, un abrégé discret mais sincère. Et je lus des vers miens — ce furent des fragments de Sagesse que goûta surtout l'assistance.

    C'était en somme un succès. On ne me reprochait que trois choses, d'avoir la voix un peu voilée, de ne pas avoir principalement cité de mes vers, d'avoir débité mon affaire tout d'une traite au lieu de me reposer et de laisser reposer mes auditeurs pendant un quart d'heure comme c'est l'usage ici.

    Mais voici Zilcken et M me Zilcken, Toorop, Verwey qui m'enlèvent et nous allons, cette fois-ci pédestrement au Passage qui est tout proche, où nous envahissons un grand café.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE