Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 29
Nous revoici enfin dans les quartiers “ propres ”. L'apéritif, le dîner, la conférence : celle-ci dans une salle moins grande, — et des applaudissements tout de même à la fin. Après, — o incredibile dictu ! — un souper, il pouvait être onze heures et demie, je dus rester sur les huîtres et sur les toasts auxquels je répondis d'une voix éraillée s'il en fut ... Et nous repartîmes pour les quartiers “ amusants ! ”
La Nes, une longue rue étroite pleine de cafés-concerts et de petits bals avec repos ...
Ça m'a paru triste, pas même ignoble de la sainte ignominie de Paris et je n'y fis pas long feu après un essai d'audition d'une “ revue ”, “ Amsterdam fin de siècle ” mais c'était trop ennuyeux et je ne tardai pas à vouloir revenir à mon lit si bien gagné.
C'est le jour de mon départ d'Amsterdam ; thé matinal, départ à midi, Toorop en tête. Israëls est en train de peindre dans la cour en bas deux types bien curieux de femmes : une juive superbe, brune, forte et brutalement vêtue de rouge et de noir — une plantureuse Hollandaise frisottée, comme mignonne dans la majesté de sa chair ferme que font ressortir le corsage et la robe admirablement pris. Je voudrais dire adieu au bon peintre et le charger de mes remerciements affectueux à Witsen, mais Toorop me dit que sans doute nous reviendrons un instant, car le départ sera vers trois heures. Nous filons en tramway, munis de ma valise et nous attablons dans un restaurant non loin de la gare pour un très long déjeuner. Peu à peu beaucoup de nos amis viennent et s'attablent aussi.
Et nous finissons par atteindre l'heure. (Pas) “ joyeux ” voyageur, je gravis les degrés de la gare monumentale flanqué de ma “ festivale escouade ” et ... grâce à Toorop qui va chercher quelque chose en ville nous manquons le train de trois heures. Celui de cinq que nous attendons “ patiemment ” au buffet nous entraîne, le retardataire et moi, dans la nuit, et la pluie battante, après de cordiaux et inoubliables “ au revoir ”.
Quelle pluie à l'arrivée ! Nous avons un mal infini à nous procurer un véhicule, nous y parvenons puisqu'il ne faut jamais désespérer de rien, et avant de reprendre la route d'Hélène-Villa, nous nous engloutissons dans un certain café central où l'on accède par un vaste escalier vraiment monumental. Dès un peu accoutumés à la lumière électrique après toute cette paix pour les yeux de la lampe du wagon et l'obscurité relative du reste de la ville, nos yeux tombent sur deux affiches (les mômes) étonnantes représentant de grandeur demi-nature, le Sâr Péladan en robe monacale, les yeux baissés, sa crinière et sa barbe légendaires aspirant eux aussi, ainsi que le nez — rien de celui du Père Aubry, d'Atala, — à la terre.
En exergue l'annonce pour le lendemain d'une conférence sur la Magie et l'Amour (si je ne me trompe trop grossièrement). L'heure huit heures du soir.
Munis de ces renseignements nous continuons notre route jusqu'à chez Zilcken qui ne nous en veut pas trop du train manqué et de sa course inutile.
— Le lendemain, quelle joie ! Rien à faire : on a beau dire, le repos est bon. Et quelques pures véritablement délices que m'aient procurés trois publics mieux accueillant l'un que l'autre, y penser et y repenser m'était alors et m'est encore plus doux, s'il est possible que le contact, si j'ose ainsi parler. Plus de conférence à préparer, à débiter, rien qu'une à entendre, et quelle ! J'ai toujours fait en Joséphin Péladan la différence entre l'homme de talent considérable, éloquent, profond souvent, et que tous ceux capables de comprendre et d'apprécier, doivent, sous suspicion de mauvaise foi insigne, admettre sinon admirer au moins en grande partie, et le systématique, le sans doute très sincère mais le certainement trop encombrant sectaire, qu'il se dénomme Sâr ou Mage, à qui Barbey d'Aurevilly disait déjà dans une préface à son Vice Suprême, “ n'usez donc de magie que de celle du talent ”.