Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 9
Coucher dans un polder, disais-je hier soir, mais je sors d'y coucher, et très bien, je vous l'assure. Il est neuf heures du matin, juste le temps de m'apprêter et de descendre prendre un premier déjeuner. Tout en me débarbouillant, je regarde par la fenêtre et je constate l'existence autour de moi d'eau et de gazon en filet avec vaches parsemées et moulins à vent lointains. — Les moulins à vent servent à élever l'excédent d'eau dans des canaux supérieurs qui vont généralement à la mer par quelque grand fleuve, la Meuse, l'Amstel ...
Je descends et trouve mes hôtes sur le point de se mettre à table. J'accueille avec plaisir la présence de la belle-mère de Zilcken, une femme des plus agréables, pleine de conversation. La divine petite Renée est à son poste et m'envoie un beau baiser.
Nous déjeunons au thé, à l'anglaise, dans une légère et gaie salle à manger pleine d'esquisses et de dessins d'amis. J'y admire surtout un Méryon, un vaisseau à toutes voiles dans l'inconnu. Des horloges anciennes du plus pur néerlandais marquent et sonnent par deux fois l'heure, simultanément avec une pendule moderne du meilleur goût. Nous passons au Salon pour y fumer et de là mon regard embrasse un paysage nouveau.
Juste en face de la porte d'entrée d'Hélène-Villa , de l'autre côté d'un canal de médiocre largeur, le palais royal d'hiver vu de derrière : il n'est pas beau ce palais. De grosses constructions en briques rouges, un dôme cocasse avec un cadran solaire rond en façade. C'est là que la petite reine des Pays-Bas vient patiner chaque hiver.
Par exemple ce qui est beau c'est l'immense parc composé des arbres les plus centenaires, en cette saison tout rouge et or sous le soleil encore bon d'un commencement très clément de Novembre.
La légende veut que Voltaire ait promené parmi les mystérieux ombrages de ce bois des soucis et des ivresses auxquelles la philosophie prenaient peu de part ...
Nous passons ensuite dans l'atelier, un atelier amusant au possible. Aucune toile d'ailleurs.
Le maître a envoyé toute son œuvre à une grande exposition à Amsterdam. Je regarde avec curiosité la bibliothèque consistant en quelques Goncourt, deux ou trois Villiers de l'Isle-Adam, quantité d'ouvrages techniques, des Barbey d'Aurevilly, des Joséphin Péladan, deux ou trois Léon Bloy et ... quelques Verlaine, plus une collection infinie de chaussures exotiques, babouches, mocassins, bottes et bottines, mules, escarpins et pantoufles de toute provenance, hottentote, fuégienne, laponne, patagone ... C'est très rigolo et nous sommes en train de nous réjouir bien, χαίρειν ! quand on sonne, et voici l'un de nos compagnons, Jan Veth, un confrère très distingué du très distingué Zilcken, qui me croque tandis que je commence à jeter sur le papier quelques notes pour ma première conférence.
“ Mesdames et Messieurs ”