Redon À soi-même (10)
Non. J'avais, en les faisant, le souci plus important d'organiser leurs structures. Il y a un mode de dessin que l'imagination a libéré du souci embarrassant des particularités réelles, pour ne servir, avec liberté, qu'à la représentation des choses conçues. J'ai fait quelques fantaisies avec la tige d'une fleur, ou la face humaine, ou bien encore avec des éléments dérivés des ossatures, lesquels, je crois, sont dessinés, construits et bâtis comme il fallait qu'ils le fussent. Ils le sont parce qu'ils ont un organisme.
Toutes les fois qu'une figure humaine ne peut donner l'illusion qu'elle va, pour ainsi dire, sortir du cadre pour marcher, agir ou penser, le dessin vraiment moderne n'y est pas. On ne peut m 'enlever le mérite de donner l'illusion de la vie à mes créations les plus irréelles.
Toute mon originalité consiste donc à faire vivre humainement des êtres invraisemblables selon les lois du vraisemblable, en mettant, autant que possible, la logique du visible au service de l'invisible.
Ce dessin-là découle naturellement et facilement de la vision du monde mystérieux des ombres, à qui Rembrandt, en nous le révélant, donna le verbe. Mais, d'autre part, mon régime le plus fécond, le plus nécessaire à mon expansion a été, je l'ai dit souvent, de copier directement le réel en reproduisant attentivement des objets de la nature extérieure en ce qu'elle a de plus menu, de plus particulier et accidentel. Après un effort pour copier minutieusement un caillou, un brin d'herbe, une main, un profil ou toute autre chose de la vie vivante ou inorganique, je sens une ébullition mentale venir ; j'ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la représentation de l'imaginaire.
La nature, ainsi dosée et infusée, devient ma source, ma levure, mon ferment. De cette origine je crois mes inventions vraies. Je le crois de mes dessins ; et il est probable que, même avec la grande part de faiblesse, d'inégalité et d'imperfection propre à tout ce que l'homme recrée, on n'en supporterait pas un instant la vue (parce qu'ils sont humainement expressifs) s'ils n'étaient, ainsi que je le dis, formés, constitués et bâtis selon la loi de vie et de transmission morale nécessaire à tout ce qui est.