Redon À soi-même (19)
1875, 7 Mai. — Je suis à Barbizon, j'ai là, près de moi, la forêt qui berce ses hautes cimes. Je veux la connaître et la comprendre. Et puis m'y reposer et oublier la vie fiévreuse de la ville, où je me suis bien fatigué durant l'hiver de cette année. Mais tout effort amène la récompense, je le vois bien. J'y ai gagné quelques amitiés qui me sont chères, et, conséquemment, un peu d'appui autour de moi. C'est le petit cercle de Mme de R... qui m'attirait dans la soirée : quatre ou cinq vieux ou vieillards, deux ou trois jeunes femmes intelligentes et quelques jeunes gens. Les premiers ont connu les plus grandes illustrations de 1830, et, par eux, j'ai de nouveaux documents sur ceux que j'ai admirés. Delacroix, sa personne, sa vie, son caractère, c'était ce qui me captivait dans leurs souvenirs.
Sous bois au printemps, Barbizon.
Quel plaisir de lire dans une chambre tranquille avec la fenêtre ouverte sur la forêt. J'ai ouvert le vieux Dante, il ne me quitte plus. Nous allons vers une amitié sérieuse. Je viens de relire des lettres de Sévigné. Ce sera mon amie à certaines heures, quel charmant esprit : « Ma fille, je laisse trotter ma plume » ou bien encore : « Je suis allée me promener silencieusement avec la lune ». La lecture est une ressource pour la culture de l'esprit : elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée ; mais la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sai- nement et fortement. L'œil est indispensable à l'absorption des éléments qui le nourrissait, ainsi que notre âme, et quiconque n'a pas, dans une certaine mesure, la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n'aura qu'une intelligence incomplète. Voir, c'est saisir spontanément les rapports des choses.
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Quimper, 3 Juillet. — On entend au dehors des pas marqués et des bruits sonores. Tout est bref et précis. L'éclat vif et soudain de tout ce qui se meut, frappe les yeux et l'esprit comme un trait. C'est là le Nord qui tombe, c'est le ciel qui s'abaisse obstinément, pesant et dur, sur les hommes qu'il accable. Il pleut, il tombe lentement un brouillard ferme. Tout est triste et comme opprimé. La nature entière, hommes et paysage, semble sentir le poids du fonds des temps. C'est la chaîne obstinée, le fatal élément du dehors qui tient tout dans les fers, sur le sol, dans le sombre séjour d'un pays frappé. Quelle étrange terreur, quelle dure tristesse qui tombe lentement sur la vie et les choses et qui glace le cœur le mieux étayé. Que faire ici, que voir et que sentir, si ce n'est d'écouter lentement les êtres qui s'agitent et leurs voix et leurs pas si rapides. Triste pays, accablé sous des couleurs sombres ; quel mâle et dur séjour tu proposes à celui que fatigue une vie dure et sans repos ! Tu n'es pas celui de la rêverie. On me demande mes certitudes — en art. Il faut avoir le bon sens d'avouer, sans phrases et sans tromper personne, qu'on ne peut être bien certain que de la peinture qu'on a pu faire. Toutes les autres résident en puissance dans l'inconnu, dans le mystère des virtualités d'autrui qui pourront éclore. Mon Credo apparaît donc inscrit dans ce qui résulte des ouvrages qui sont le fruit de mon effort personnel à travers toutes les ambiances de la pédagogie, officielle ou non, du temps où j'ai vécu, simplement. Il est vain ou malfaisant de régenter.