Redon À soi-même (22)

1876, Mai. — Sans être et vouloir être d'aucune secte et d'aucune école, en matière d'art surtout, il y a une loyauté d'esprit qui doit applaudir au beau partout où il se trouve, et qui impose à celui qui le comprend le désir de la communiquer, de l'expliquer. Je ne suis pas un intransigeant ; je n'acclamerai jamais une école qui, quoique préconisée de sa bonne foi, se borne quand même dans la réalité pure, sans tenir compte du passé. Voir et bien voir sera toujours le précepte premier de l'art de peindre, cela est une vérité de tous les temps. Mais il importe aussi de connaître la nature de l'œil qui regarde, de rechercher la cause des sentiments éprouvés par l'artiste et communiqués au dilettante — voire même s'ils en ont — de chercher en un mot si le don qu'il a fait est bien de bonne nature, de bonne trame ; et ce n'est que ce travail d'analyse et de critique achevé, qu'il importe de mettre l'œuvre faite à sa place, dans le temple que nous élevons en esprit à la beauté. Dans la foule, on emporte avec soi l'obstination de sa destinée.

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Le bon sens est l'aptitude à bien juger, même sans aucune culture, et dans un ordre de vérité un peu terre à terre. Cette aptitude sert souverainement les hommes qui n'ont affaire qu'aux réalités de la vie la plus immédiate, la plus prochaine. Il est indispensable à ceux qui font de l'art ; aussi, son absence peut stériliser chez les meilleurs esprits des dons précieux. Cependant, on peut manquer totalement et ridiculement de sens pratique et avoir du génie. Soit ! Mais le peintre a toujours un oeil, un œil qui voit.

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1876. — La photographie uniquement utilisée à la reproduction des dessins ou des bas-reliefs me semble dans son vrai rôle, pour l'art qu'elle seconde et qu'elle aide, sans l'égarer. Imaginez les musées reproduits ainsi. L'esprit se refuse à calculer l'importance que prendrait soudain la peinture ainsi placée sur le terrain de la puissance littéraire (puissance de multiplication) et de sa sécurité nouvelle assurée dans le temps ...

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J'ai de la répulsion pour ceux qui prononcent à pleine bouche le mot « nature », sans en avoir rien dans le cœur. J'en vois, au plus fort de l'âge et du talent, qui n'ont plus que leur manière, pratique impuissante, manie stérile, turpitude, vain désir de se montrer habile. Ils méconnaissent les études de Corot, qui sont des chefs-d'œuvre de maladresse : l'œil et l'esprit y commandent tout ; la main y est esclave sous l'observation. Corot est l'ingénieux et sincère initiateur de cette pratique de l'art de peindre telle que celle des peintres de jadis quand ils étudiaient. Le paysage ainsi fait m'intéresse et m'attire comme une délectation. Et dire que l'industrie s'empare du modèle d'atelier : on trouve chez le marchand, des morceaux, des académies, tout le nu pris sur le vif : résultat vraiment mortel. C'est aussi hideux à voir qu'un plâtre moulé sur nature. Pour le paysage, même cynisme : arbres, forêts, ruisseaux, plaines, ciels, nuages. On ne saurait rien faire de pire pour nous fausser la vue, corrompre les élèves, éteindre le germe de tout art sous les jeunes fronts. Rembrandt, malgré sa mâle énergie, a gardé la sensibilité qui mène dans les sentiers du cœur. Il en a fouillé tous les replis. La gravure est un agent tout autre que la fidèle photographie. Elle ne met pas en infériorité le morceau qu'elle retrace ou recrée ; elle ne lui est pas supérieure ; son but est différent ; elle est autre chose. Tout document d'émotion et de passion, de sensibilité ou même de pensée laissé sur le marbre, la toile, comme aussi dans le livre, est sacré. C'est là notre vrai patrimoine, le plus précieux. Et de quelle noblesse nous revêt-il, pauvres et précaires créateurs que nous sommes : la moindre chronique, la date la plus précise d'un simple fait humain, diront-ils jamais ce que proclament les merveilles d'une cathédrale, le plus petit lambeau de pierre de ses murs ! Touché par l'homme, il est imbibé de l'esprit du temps. Chaque époque a son époque spirituelle ainsi laissée. C'est par l'art que la vie morale et pensante de l'humanité peut être recouvrée et ressentie. S'il nous était donné de pouvoir recueillir et faire apparaître soudain la chaîne immense des matériaux sur lesquels l'homme a laissé, toute palpitante, la douleur ou les joies de sa passion, quelle sublime lecture ! Si j'avais eu à parler de Michel-Ange à l'occasion du centenaire, j'eusse parlé de son âme. J'aurais dit que ce qu'il importe de voir dans un grand homme est, avant tout, la nature, la force de l'âme qui l'anime. Quand l'âme est puissante, l'œuvre l'est aussi. Michel-Ange passa de longues périodes de temps sans produire.