Redon À soi-même (24)
10 Août. — On ne saurait écrire sans le souci de soutenir sa pensée chaque jour, à toute heure, en présence des choses et de la vie. L'univers est le livre que nous lisons sans cesse, la source unique, le moyen. La seule culture de notre esprit ne suffit pas ; il faut encore châtier sa réflexion constante et suivre avec vigilance la discipline austère imposée à tout cerveau qui tend à se développer et à produire ; hors de cela, il n'y a point de style qui vous est propre et qui nous révèle nous-même, tels ceux des grands prosateurs. Mes plus pures amitiés sont parmi vous, pauvres enfants, qui vivez dans la rue, qui succombez dans les champs, sous les rayons du soleil qui brûle, ou sous la dureté de l'hiver glacial. Je quitterai la vie, content d'avoir compris vos doux sourires et le charme infini de vous aimer. Aimez-moi comme je vous aime. Jamais un seul instant, — je le dis du profond de mon âme — jamais je n'ai commis la moindre faute envers vous. Je suis prêt à donner pour vous le plus pur de mes forces, pour vous aider et partager l'âpreté de vos travaux. Voir mourir une à une ses plus pures dispositions natives, voir tomber sans retour, comme de l'arbre qu'on émonde, les rameaux verts qu'il ne peut supporter, n'est-ce pas là, peut-être, une loi nécessaire qui nous amoindrit pour nous assurer la vie. Le temps nous porte vite ; les jours d'un homme à peine suffisent-ils pour mener à ses fins une seule de ses facultés ! Qui pourra voir jamais dans ce monde infini d'amour et de révélations actives qui soulevaient le cœur des dieux de l'art, qui connaît leurs prémices, avant que leurs généreuses mains aient formé les trésors qu'ils nous ont laissés ! jeunesse, ardeur divme ! que de choses tombent de toi dans ce néant obscur et incompréhensible, et que d'efforts, que de labeur, plus tard, pour tenir vierge encore, et fécond, un seul des dons que tu nous a laissés ! Il ne faut point sourire ; la colère seule est prise au sérieux. Celui qui sans regret supporte la blessure est incompris et méconnu. Il faut frapper, il faut battre. Usurpe dans le contentement, hors de ça, c'est folie. Rends donc les coups que je te porte ou tu n'es point des nôtres. La force tue. Notre amour est pour elle ; et si tu cherches plus haut je ne sais quelle aventure de bonheur et de rêverie, à quoi bon notre appui ? Ainsi parlent les gens du monde, ennemis du solitaire. L'abominable situation dans laquelle un esprit droit se trouve qui ne le place que dans les douleurs ! C'est partout la même ironie. Les plus proches sont les plus durs. Pas un mot de confiance, nulle sympathie. On dirait que celui qui va seul en la recherche de la vérité et qui s'épuise à chercher sa méthode, la loi de son effort, ne trouve d'appui qu'en raison de son infériorité et de la vulgarité de ses inventions.
Le jour où la lecture d'une page de Dante nous élève et nous affirme, est celui du choc et de la blessure. Tu ne seras pas plus que moi, pense le semblable, qui voit sur notre front la trace de nobles rêveries. Alors, il raille. Bêtes et brutes, le mépris que vous recevez passera-t-il devant vous comme tout l'invisible ? La douleur que vous communiquez, laissera-t-elle en vous du meilleur et de l'âme ? Sentirez-vous, enfin, que votre rôle est le dernier. Celui qui souffre est celui qui s'élève. Frappez. Frappez toujours. La blessure est féconde.
Juger n'est pas comprendre.
Tout comprendre, c'est tout aimer.
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Vers 1877 ou 1878. Lettre à un ami. « Le bon sens est l'aptitude à bien juger, même sans aucune culture et dans un ordre d'idées un peu terre à terre. » Il sert souverainement les hommes qui n'ont affaire qu'aux réalités de la vie la plus immédiate, la plus proche, — fort peu ceux qui regardent au delà. Il est douloureux de constater que son absence peut stériliser chez les meilleurs esprits des forces distinguées. Avec de l'originalité, on peut se consoler de n'en point avoir. Mais on peut être tout à fait ridicule et manquer de sens pratique et avoir du génie. Comment faisait-on pour cultiver son esprit quand il n'y avait pas de livres ? On regardait l'univers et la terre. Et, dans la lecture qu'on faisait de cet ouvrage, l'homme formait le chapitre le plus émouvant : on se regardait vivre, on voyait l'homme comme maintenant au centre d'un infini dont le mystère était ni plus ni moins impénétrable, et dans les rapports de l'homme avec la nature, on découvrait toutefois des certitudes, et dans une certaine mesure la foi était aussi possible, aussi vive, l'élément même qui nous fait penser existait aussi. Toute sensation fait penser. La lecture est une ressource admirable pour la culture de l'esprit, parce qu'elle nous modifie, nous perfectionne. Elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée. Mais il n'en est pas moins vrai que la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et fortement.