Redon À soi-même (25)
L'œil aussi est indispensable à l'absorption des éléments qui nourrissent notre âme, et quiconque n'a point développé en une certaine mesure la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n'aura qu'une intelligence incomplète : voir, c'est saisir spontanément les rapports des choses. Je vous adresse ces courtes pages, une douce misère qui m'a fait rêver quelques jours. C'est au charme de nos soirées d'automne que j'ai résumé ces souvenirs. Ce moment de l'année favorise le retour vers le passé, il est triste et rappelle ce qui n'est plus. Il se fait dans l'âme un silencieux murmure aussi discret que la feuille qui tombe et que l'éclat tempéré du jour.
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1878. — Pourquoi ne fût-ce qu'alors, après la guerre de 1870, à un âge tardif pour d'autres, et de renouveau pour moi, que me vinrent quelques amitiés clairvoyantes ? Je fréquentais dans un groupe de jeunes gens cultivés, où j'avais un ami d'enfance : Jules Boissé. C'était un foyer cérébral, une élite, un de ces centres rayonnants et désintéressés de tout pouvoir qui ne cherchait que l'art, la beauté, le bien, et qui se dissipa plus tard par la mort des uns, ou l'acheminement des autres aux loisirs de la pensée ou du dilettantisme. Le grand ferment intellectuel venait de la parole de Chenavard, qu'on écoutait chez l'une de ses élèves, Mme de X... Mais ce grand douteur, analyste décevant, éclairait, hélas ! le cénacle avec une lampe de mineur. Prêt à contredire et n'affirmant jamais, habile aux conjectures, il ressortait de ses propos spécieux un sen- timent d'irrésolue faiblesse. Il propageait les scrupules, d'où l'anéantissement stérile de l'effort. Mais sa parole était substantielle. Il contait aussi l'anecdote ravissamment, subtilement. Ses propos étaient un livre ouvert sur les hommes de son temps, qu'il avait connus, tous comparés et pesés. Je lui demandais préférablement ses souvenirs sur Delacroix. Ce qu'il m'en disait me communiquait la foi fervente à produire. Tout ce qui me fut conté de la vie et des goûts de ce grand et véhément artiste réveilla mes instincts, me fit libre, et mit à ma recherche de la ferveur, sans tourment.
Chenavard me dit qu'il se promenait souvent avec lui le long des quais, près des hauts murs de Notre-Dame, dans ce quartier solitaire si propice à la méditation. Son ami, raisonneur, chercheur et ahuri de théories, l'entretenait sur l'art, sur les maîtres et n'arrivait point à le convaincre de la fin prochaine de l'humanité. Malgré la causerie si fine et géniale de l'accompagnateur, il lui disait quelquefois : « Chenavard ne me parlez plus, je ne veux point vous écouter. » Et cependant, me racontait son illustre ami, lorsque ses yeux apercevaient dans une vitrine la gravure d'un maître qu'il aimait, de Rubens, du Corrège, alors il commençait brillamment à parler lui-même, et c'était à son tour de ne plus en finir ... Il travaillait presque toujours debout, s'éloignant et se rapprochant tour à tour du chevalet, en sifflant ou chantant un air de Rossini, dont il aimait beaucoup la musique.
Un peintre de ses amis, inconnu maintenant, avait le pouvoir de l'influencer beaucoup. Cet esprit si indépendant s'intimidait quelquefois et il confiait volontiers à cet ami sa palette en lui laissant le soin de faire lui-même sur la toile la correction qu'il indiquait.