Redon À soi-même (26)
Mais à peine quelques retouches faites, Delacroix n'y tenant plus, arrachait lui-même les pinceaux de la main où il les avait placés, et apostrophait son intime collaborateur des épithètes les plus mordantes et les plus spirituelles. Et il revenait à sa première idée. En public, dans le monde, même modestie. On sait qu'il faisait l'éloge des écrivains classiques. L'avidité — la bêtise peut-être — l'ardeur ou la passion effrénée du succès ou de parvenir, ont avili l'artiste jusqu'à pervertir en lui le tact de la beauté. Il se sert directement et honteusement de la photographie pour lui transmettre la vérité. Il croit — de bonne foi ou non — que ce résultat suffit quand cela ne peut lui donner qu'un accident fortuit du phénomène brut. Le cliché ne transmet que la mort. L'émotion éprouvée en présence de la nature même lui fournira toujours une somme de vérité autrement authentique, contrôlée par lui-même, la seule. L'autre est une communication dangereuse. On m'a dit que Delacroix l'avait préconisée : je m'en étonne beaucoup. Son dire est à vérifier.
14 Mai. — Gustave Moreau est un artiste qui n'a pas et n'aura point toute la célébrité qu'il mérite. L'excellente qualité de son esprit et le raffinement qu'il met dans la pratique de l'art de peindre, le placent à part dans le monde des beaux-arts contemporains. Il produit peu ou, du moins, il paraît peu, à en juger par la rareté de ses expositions; mais il produit toujours avec certitude, avec une sûreté de talent qui dénote quelqu'un qui sait clairement ce qu'il cherche, ce qu'il veut. Les vives et brillantes aquarelles que j'appellerai aquarelles historiques, le révèlent pleinement, fortement et laissent paraître du charme nouveau dans sa manière un peu rigide, un peu roide. Le Phaéton, notamment, est un ouvrage de haute portée. Je ne sais quel souvenir des belles ébauches de Delacroix me prend en présence de cette page éclatante dont l'audace et la nouveauté de la vision pourraient aller de pair avec les créations de ce maître. Delacroix a plus d'abandon, plus d'abondance ; la puissance de son imagination l'a porté vers les sujets les plus variés de l'histoire ; il a surtout plus de passion, et la lumière surnaturelle qui tombe sur son œuvre entier le met à part et bien haut dans l'Olympe. Mais je vois en Moreau plus d'excellence dans la recherche, une exquise et délicate pénétration de sa propre conscience de peintre. Il sait ce qu'il veut, et veut ce qu'il sait, en artiste consommé et impeccable. Il est comme l'écrivain qui cisèle sa forme sans rien perdre du bon essor de ses idées. Une admirable raison guide la marche de son imagination. Ce Phaéton est une conception pleine de hardiesse, qui a pour objet la représentation du chaos. L'a-t-on jamais imaginé de la sorte ? Je ne sais ; nulle part la représentation plastique de la fable n'a été formulée avec un tel accent de vérité. Il y a dans l'éclat de ces nuées, dans l'audacieuse divergence des lignes, dans l'âpreté et le mordant de ces couleurs vives, une grandeur, un émoi, et, en quelque sorte, un étonnement nouveaux. Cherchez dans les innombrables illustrations de la fable quelqu'un qui ait interprété celle-ci de la sorte ; je vous défie, si vous avez pénétré un moment sous les voûtes si froides du temple académique, d'y trouver un esprit qui rajeunisse ainsi l'antiquité avec une liberté si entière et dans une forme à la fois si contenue et si véhémente. Ce maître (car c'en est un, s'il faut donner pleinement ce titre à ceux qui commandent assez aux autres et à eux-mêmes pour arriver au plein essor de leur originalité), ce maître n'a point quitté depuis son début, les légendes de l'antiquité païenne, et les présente sans cesse sous un jour nouveau. C'est que sa vision est moderne, essentiellement et profondément moderne, c'est qu'il cède docilement surtout aux indications de sa propre nature. Avouons-le, la vie de ces œuvres-là est une vie factice et fausse dont personne ne se soucie.