Redon À soi-même (28)
Journal ( Journal écrit à Uhart, Basses-Pyrénées, en 1878.)
Première journée. — J'ai aimé trois fois en quelques heures. Les femmes sont ici les êtres les plus étranges et les plus terribles ; elles mettent à la torture le cœur le moins sensible : la grâce, l'abandon, la fierté, le génie, voilà le trait suprême de ces êtres incompréhensibles, qu'il est si douloureux d'aimer et si difficile d'oublier. Les enfants sont adorables de naturel et de passion. Mais ce pays de la lumière et de l'étendue m'a ravi. J'ai vu, pour la première fois, vos neiges suspendues, aériennes, ô montagnes, et je suis sous l'éclat de votre immensité. Vos cimes élancées percent l'espace, et pénètrent l'azur aux profondeurs sans fin, fête ravissante, que de choses là-haut pour celui qui vous voit soudain, vivement, et qui vient de quitter la ville obscure et banale ; on y sent l'épopée, la poésie ; notre âme est peu de chose — première étape heureuse et rapide. C'est demain jour de fête ; peuple charmant, je te reverrai.
Deuxième jour. — Celui de Jésus, pourtant, mais banal et sans poésie. Jour marqué cependant pour penser au doux consolateur des pauvres ; mille prières, nul amour, aucun acte en son nom ; la lutte, un choc d'idées contraires. Le souvenir du grand cœur qui rêva la justice et le règne de l'idéal s'évanouit au grand jour. Journée banale et stérile à parler de ceux qui possèdent et de ceux qui n'ont rien. Tes collines, d'où le regard voit l'infini, où le sentiment de notre infinité nous pénètre, là, même le cœur a besoin d'appui. La solitude donne à l'amour une intensité véhémente, obstinée. L'isolement de l'objet aimé fait son éclat et sa force. Il règne, il s'impose, il prend possession du cœur le moins sensible. La plus âpre des voluptés serait de posséder en un désert l'être qui est le plus sacré. La joie que donnerait ce rapprochement de deux âmes serait infinie. Il y a une puissance de bonheur qui ne peut être atteinte que là. Ô femmes, ô montagnes, quel monde est le plus grand ? On répondrait selon les jours et le temps. Ces cimes à vingt ans me ravissaient avec persistance ; dix ans plus tard, je suis resté plus tendrement bercé au bord des eaux si claires qui baignent leurs racines. A l'ombre de ces vertes collines qu'autrefois j'avais vues desséchées par les ouragans d'hiver, le désir m'est venu de me recueillir ; j'ai vu moins grand et plus profond. Est-ce faiblesse ? Qui le dira ? Les ailes ne sont pas à ceux dont le regard ne s'élève plus vers l'espace.
Il y a du cœur, de la bonté à reposer ses yeux sur la nature amie et vivante qui nous assure dans notre destinée moins d'esprit et plus d'amour dans tout ce qui est directement du cœur. Je suis descendu de ces vertes collines pour aller tout en bas ; et ces premiers moments d'admiration ont insensiblement changé. A mesure que ma vue s'est détournée du ciel, elle s'est appuyée sur l'homme. Si bien qu'en dix jours, j'ai fait le voyage du pays des rêves à celui de la réalité. Il y a peut-être une loi mystérieuse et consolante dans les ressources de la vie qui nous fait descendre dans l'intimité humaine à mesure que nous quittons celle du dehors. Il est étrange que l'impression dominante que je rapporte de ce pays des grands horizons, est une impression d'amour. Je termine et résume ces journées en élevant mon esprit à cet être mystérieux et charmant que Dieu plaça près de nous pour nos joies et nos peines, et je vénère avec émotion tout ce qui vient du cœur quand il est simple, silencieux et confiant. Il y a une volupté fine et attendrissante à pénétrer les caractères à travers les dehors si variés des conditions humaines. Celle des pauvres est la plus attachante et, parmi eux, celle des jeunes filles : ce qu'il y a de plus attendrissant et de plus doux. Il y a aussi pour chacun des prédilections particulières ; peut-être avons-nous parmi la terre des attaches intimes pour les lieux où nous avons vécu. Le sol basque est pour moi comme une patrie ancienne où, certainement, j'ai vécu, souffert et aimé. Il n'est pas le plus petit souffle de ses brises, le moindre bruit de ses eaux, la plus simple de ses voix charmantes qui n'éveillent en mon cœur d'incompréhensibles harmonies et comme des souvenirs de mon berceau. Tout ce qui est de lui m'attendrit et me transporte. Je garderai longtemps l'impression rapide de ce court voyage. Je désire que le bonheur m'y ramène avec ceux qui me seront chers chez les pauvres.
Troisième jour. — Il est dommage de voir se perdre certaines grandeurs de nos traditions et de notre héritage. Domaines et châteaux et même les noms lointains que notre histoire illustre n'ont plus de grandeur ni de tenue. Des fils bourgeois et prosaïques disposent à leur gré, sans religion ni poésie, de ces restes précieux si bien faits pour leur inspirer le désir de les occuper avec fierté et hauteur. Mais il semble qu'on soit aujourd'hui de passage ; ils ne sont pas chez eux. La plupart logent dans ces sombres et hautes murailles comme ils seraient dans une auberge qu'ils vont tout à l'heure quitter. Ils parlent d'art pour nous donner le change : les vœux d'égalité sont le tombeau de la pensée ; ils le disent sans le comprendre ; ils ignorent et ne voient point ces œuvres mêmes que les autres leur ont léguées.