Redon À soi-même (31)
La voie ferrée la traverse, ou, plutôt, est spirituellement posée sur les toits ; si bien que du haut du train, on peut voir ce panorama si rare et si puissamment grotesque d'une ville moderne posée en pleine eau et supportant une voie de fer. Ce spectacle frappe l'esprit comme d'une aberration de la nature elle-même et prédispose à réfléchir sur la puissance de l'homme qui est ici. Tout en lui dénote une énergie extrême, surabondante. Les têtes que j'observe du fond de mon mutisme forcé, ont toutes un éclat vital inconnu en pays français ; on agit ici lentement, avec la volonté vive. Singulière race, puissante et bonhomme, grotesque même, que je comprends et n'aime point, mais je pressens la poésie de ces mœurs casanières et tout ce qui vit sous les fronts taciturnes de ses enfants.
21 Juillet. — Je cours en toute hâte à la peinture et je trouve la vie : en entrant dans cette salle de l'Académie de Harlem, où trois cents têtes vous regardent avec une ardeur si vive, j'ai cru me trouver au milieu d'une foule d'autrefois lorsque Frans Hals vivait lui-même.
Ce peintre extraordinaire a là huit toiles qui le révèlent tout entier, depuis ses débuts jusqu'à sa fin surprenante. Sa maturité vint tard, vers quarante ans, au delà, peut-être, et les œuvres de sa vieillesse sont les surcroîts reçus d'une organisation inouïe qui, pour ainsi dire, ne veut point faiblir. Si jamais le génie prouve que la nature procède par exception pour le génie, c'est bien ici, en présence de ces œuvres suprêmes et dernières, faites avant de mourir et sans décroître sous la main d'un ouvrier de quatre-vingts ans. Il y a là comme la vision de la peinture qui devait naître deux cents ans après lui, par les yeux des réalistes français contemporains, du décadent si vous voulez, du nouveau sans nul doute. Cette excessive singularité de l'art extrême exhumé si loin de Paris, ce raffinement dans la vision trouvé deux siècles avant nous fait naître la surprise, comme si les lieux et le temps n'existaient pas pour le génie. L'art est une fleur qui s'épanouit librement hors de toute règle ; il dérange singulièrement, ce me semble, l'analyse au microscope de savants esthéticiens qui l'expliquent. Les races peut-être, la délicate étude des tempéraments et de leur fusion dans un peuple pourra fournir une explication péremptoire, et sans appel, lorsque l'on parlera de Rembrandt, de Shakespeare ou de Michel-Ange, ces prophètes. Frans Hals, qui ne l'est pas, est pourtant l'homme le plus puissant qui ait traduit la vie animale au paroxysme.
27 Juillet. — Je revois les Hals, ils me semblent maintenant à cent mille coudées au-dessous de Rembrandt, qui est haut comme une montagne. De la vie et encore de la vie, mais seulement de la vie animale. J'interroge ces têtes, elles ne me disent rien, je les vois vivre de la vie des bêtes : le souvenir des syndics exécutés dans le souvenir des tableaux de Hals que Rembrandt a dû connaître ou dont il a vu sûrement les ouvrages, me domine aujourd'hui. Dans sa dernière manière seulement. Hals me paraît avoir atteint la supériorité. Est-ce faiblesse de main, est-ce une décroissance par trop sensible des forces physiques de cet excellent ouvrier, il y a tout d'abord dans les travaux qui datent des dernières années de sa vie, un amollissement très marqué dans l'exécution ; mais quelle singulière aisance, quel dédain du détail, quelle force à voir vite et finalement et grandement la réalité réelle. Il y a là un œil dont on sent le paroxysme de la puissance. Vers la fin. Hals est un maître. Il a, de plus, à ce moment, un rapport avec quelques peintres français contemporains qui charme. Y aurait-il eu imitation par ces derniers ? Non. Il y aurait à établir comparaison entre les intransigeants et ces œuvres : on y trouverait ce qu'il y a de légitime, de sincère et de neuf dans les recherches des réalistes français. Autrement dans son ensemble, ce musée frappe aussi par un caractère espagnol qui n'a jamais été remarqué : ces figures, ces hallebardes, drapeaux, panaches, feutres pittoresques, ces étoffes cossues et aristocratiques me rappellent les scènes représentées par Vélasquez. Il y a autour de moi des figures épanouies d'une fraîcheur de carnation fine qui donnent désir de peindre. Toutes ces têtes qui vivent et palpitent autour de moi se détachent sur un fond sombre d'une clarté et d'une richesse inconnues en pays français.
Amsterdam. — Ronde de nuit — un peu de désillusion. Cependant, après inspection, le charme opère. La vie si intense de Hals lui porte tort ; pourtant, la supériorité du génie l'emporte ; par places, à droite du tableau, c'est superbe — les parties obscures ont noirci, sans nul doute ; peut-être la dimension du tableau dépasse-t-elle celle de la perfection dans la plastique — abstraction faite de la somme de vie sanguine que j'ai vue dans Hals, le tableau a un charme profond et étrange — tout ce qui est dans la demi-ombre est mieux que les personnages du premier plan. Quoi de plus compréhensible dans l'œuvre de ce maître ! Encore une fois, par places, il y a des têtes qui, regardées de loin, prennent une magie magnifique.