Redon À soi-même (32)

De la magie, c'est le mot vrai — la qualité de la lumière est féerique et surnaturelle. Suppression faite des deux ou trois personnages qui sont en pleine évidence, le reste est magnifique. Les Syndics, plus parfaits que La Ronde de Nuit, la Visée moins supérieure. C'est le plus beau Rembrandt que j'ai vu.

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Nul maître n'a peint le drame comme Rembrandt. Partout, dans ses moindres esquisses, le cœur humain est en cause. Rubens a le génie de la mise en scène.

 Odilon Redon, À soi-même.  Journal. Notes sur la vie l'art et les artistes(1922 ).  Aan zichzelf  / Dagboek / Notities over het leven, kunst en kunstenaars. Frans leren, Vivienne  Stringa

1879, Anvers, 5 Août. — Oserai-je avouer que Rubens parle une langue que je ne comprends pas ! Assurément, La Mise en Croix révèle la puissance de cet esprit dans sa plus grande mesure ; je ne crois pas avoir vu jamais un tel débordement d'action et de vérité de gestes, d'attitudes, d'expression et de variété d'expressions, comme le comporte un si vaste sujet ; jamais une aussi riche invention dans la mise en toile n'a paru aussi intimement soutenue par la profondeur et la beauté touchante de la pensée : le peuple, les bourreaux, les larrons, dont un superbe de force brutale, les enfants, qui, toujours, sont gracieux et charmants comme, d'ailleurs, on les voit dans ce bon peuple de Flandre ; les femmes, toutes natives et vraies dans leur beauté qu'elles ignorent, telle que cette Madeleine infinie que vous voyez au bas de la croix avec les pieds du mort divin sur ses jeunes épaules, et dont la douleur si profonde me ferait dire ici que Rubens sut peindre la Bonté ; tout cela me subjugue et m'anime, je me sens bien en présence d'une supériorité de création réelle et, cependant, je me refuse à ce génie : quelque chose qui m'est absolument contraire m'empêche de le comprendre, de l'aimer.

Rubens, disons-le, est un maître de décadence — on ne dirait pas cela de Rembrandt — il appartient à la période décroissante de l'art ancien, car il n'a rien fait de vraiment neuf et de nouveau. C'est un génie bouillant, plein d'ardeur et d'idées, qui a jeté sa gourme à travers son temps, sur les murs des églises, dans les palais, au milieu des cours et des princes, dont il fut l'ami et le préféré ; il n'a pas souffert ; — rien ne dit — ce long et douloureux martyr d'une mise au jour d'un idéal nouveau. Il n'est pas coloriste — cela peut paraître un paradoxe — mais je ne dirais pas que ces mêmes rouges, ces mêmes bleus, cette enlumination en quelque sorte poncive de chaque objet, chaque étoffe, soit le principal titre de sa gloire. Une simple grisaille de lui contient autant que l'ouvrage définitivement exécuté. C'est qu'il jette, de premier élan, la large idée qu'il s'est faite de la scène qu'il va peindre, c'est qu'il la montre tout d'un trait, venue en sa grandeur, ses masses, sa vérité : il a compris la foule, il l'a vue ; il a peint la Douleur, la Bonté, la Grâce, la Beauté abandonnée des enfants et des femmes ; il a touché, je crois, aux fibres les plus sensibles du cœur humain ; il a, sans doute, toutes les cordes suprêmes de la lyre éternelle sur laquelle les grands hommes ont fait entendre les angoisses de notre destinée ; il a tout cela et n'a pas une ombre, un soupçon de représentation plastique — il n'a ni la ligne, ni le plan, ni la simplicité, ni rien de ce qui est pour la sage et claire et simple présentation des choses.