Redon À soi-même (34)
Les œuvres les plus parfaites ont été produites dans une dimension, que le goût et le raisonnement indiquent : mais ces dimensions qu'un artiste médiocre trouve avec facilité semblent chez les artistes les plus inspirés être plus l'effet du hasard que de leur conscience. Il serait curieux de chercher quelles ont été les œuvres traitées dans une dimension accomplie, absolue, et de voir à quel degré d'épanouissement elles ont pris jour, chez les divers peintres. Chez Bresdin, même extravagance : il crée le dessin à la plume, mais à côté d'oeuvres si belles, on en voit qui gagneraient à être traitées plus en petit. Sur la pierre, il ne se modère pas davantage : dans les grandes épreuves, il n'y a plus de rapport entre la finesse, la délicatesse du détail et la surface d'ensemble que l'œil doit envelopper. Il est infiniment plus beau dans les petites lithographies, où son génie, essentiellement minutieux et profond, s'exerce rationnellement et trouve des accents qui sont d'accord avec les ordonnances esthétiques et plastiques de son œuvre.
1881. — Un groupe de quelques barbares sublimes, arrivés de la Terre de Feu, êtres fiers, hautains, cruels, puissants et grotesques, m'a donné comme un rêve de la vie primitive, la nostalgie de la vie pure et simple des commencements. Je n'ai jamais senti avec autant de force, l'écart que fait notre propre nature entre la bête qui rampe et notre fin plus haute. Ils ont les signes de notre grandeur ; elle éclate en leurs yeux et gestes, avec plus de force que dans l'homme civilisé. C'est l'animal dans la toute puissance de son instinct, la certitude, la beauté non corrompue de sa plastique ; car ils sont moulés dans le bronze antique, ces membres si fermes et si fins : de délicates attaches achèvent ces extrémités parfaites, où ne brille aucun bijou, aucune erreur à la vue.
Et, cependant, pour qui les observe, il est facile de comprendre l'état relatif de leur perfection, à eux aussi : ils s'assemblent et parlent bas, avec mystère, comme par crainte d'être surpris dans cet échange secret de leurs idées. Ils ne parlent, assurément, que pour dire quelque chose qui leur est de première importance : ces regards qu'ils jettent sur nous expriment aussi bien la supériorité que la sauvagerie ; nulle crainte n'y paraît, d'ailleurs. Celui-ci, couché le long de la terre, le menton sur les deux poings, suit de l'œil, jusque fort loin, un homme civilisé qui passe. Dans le dédain qu'il ressent, sa curiosité ne lui donne pas surcroît d'un plus grand effort, car il reste immobile et tourne ses regards vers un autre objet humain qui est à sa portée, sans que son corps ni sa tête ne bougent.
Un riche financier, actionnaire du jardin sans doute, entre dans le cercle grillé qui les enferme. Les sauvages regardent avec obstination le ruban rouge qui pare sa boutonnière, tandis que je les compare. Est-il laid ce vieux bourgeois; sont-ils beaux ces sublimes enfants de la vie polaire ! Leur nudité sort de la terre comme une fleur de l'Inde, épanouie, luxuriante, harmonieuse et immobile, dans la splendeur de sa vie radieuse et muette. Il faudrait voir ces chairs rigides encadrées de lianes, à l'ombre de la forêt vierge, ou s'étalant sur le sable d'or des grèves désertes et immaculées. Quel poème qu'un organisme aussi parfait, sortant des boues primitives pour bégayer à côté de nous les premières strophes d'un hymne universel !