Redon À soi-même (39)

sa complémentaire, après tout, le comble de l'art abstrait et faux. Partir du réalisme des coulisses et du lavoir pour aboutir là, final curieux et qui fait penser. Ingres, pourtant, n'éveillera jamais la vie aux cœurs abondants. Mais Degas est un artiste. Il l'est, très exultant et libre. Venu de Delacroix (sans le lyrisme et la passion, bien entendu!), quelle science des tons juxtaposés, exaltés, voulus, prémédités, pour des fins saisissantes ! C'est un réaliste. Peut-être portera-t-il la date de Nana. C'est le naturalisme, l'impressionnisme, première étape du nouveau mode. Mais il restera pour ce hautain vouloir tenu toute sa vie vers la liberté. Jadis écarté d'une exposition officielle par l'erreur d'un jury qui a dû la regretter, il a vengé quelque chose. Son nom, plus que son œuvre, est synonyme de caractère ; c'est sur lui que se discutera toujours le principe de l'indépendance ; et, si jamais l'incommensurable et épaisse légion qui oppresse l'art, l'art des hommes, reconnaissait enfin la nécessité de bâtir, dans la démocratique engeance de la moyenne, une annexe pour les entiers, les indéfectibles, Degas aurait droit à son nom inscrit au haut du temple. Respect ici, respect absolu.

~~~~

1892, Avril. — À un publiciste du journal “ Le Jour ”.

L'appréciation que vous avez formulée sur mes ouvrages, à l'occasion de l'Exposition des Peintres-Graveurs m'est agréable vivement. Vous êtes le premier à signaler, enfin, qu'ils ont au moins le mérite d'être constitués selon les lois de la nature même. Je vous avoue que de tels travaux, condamnés forcément à des inégalités de facture, à des tâtonnements, à cause de leur source diffuse, qui est, en somme, un idéal indéterminé, ces travaux ne soutiendraient pas deux fois l'analyse s'ils n'étaient pas façonnés selon les lois de la vie du monde extérieur. Je crois avoir été toujours peintre, sensitivement peintre, surtout dans les fusains et lithographies, et même avoir montré quelquefois le goût des substances. Si non, tout ce que j'ai fait ne vaut rien. Ceux qui, par leurs écrits ou leurs dires, ont révélé ce que leur suggère à l'esprit ce qu'il apparaît de mystérieux m'ont donné de l'étonnement et la surprise de choses venues hors de moi, à l'insu de ma volonté. Mais vous m'attribuez heureusement le « tact des valeurs ».

Or, elles sont pour nous, sans vous les définir, une des ressources du visible, et l'appui le plus solide de notre art dans sa réalisation. En affirmant ce que vous m'attribuez là, vous allez droit au cœur d'un ouvrier qui, depuis longtemps, croit avoir rendu son rêve sensible par ce simulacre du vrai.

~~~~

1897, Décembre. — Enquête sur l'Alsace-Lorraine.

J'ai du malaise à vous répondre, il m'est difficile de spéculer sur des idées de combat : je fais de l'art seulement, préférablement, et l'art n'est-il pas le refuge paisible, la région douce et haute où l'on ne discerne pas de frontière ? Une estampe d'Albert Durer n'incite guère à des revanches, ni l'audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessem des merveilles d'Outre-Rhin). Puis, comme ceux de ma génération, j'ai vu les événements de 1870, et même j'ai eu l'occasion de participer, avec beaucoup d'émoi et de curiosité, à une action sur la Loire, près de Tours : un jour d'excès, d'où je sortis apitoyé, troublé, endolori d'une heure inexorable et comme subie dans les abus d'une autre humanité. Et l'on ne peut s'abstraire des souvenirs ; l'artiste ne saurait généraliser autrement que par ses nerfs et les miens frissonnent, j'aime mieux mon rêve. La guerre est le grand litige de nos malentendus. Ensuite, pourquoi conjecturer sur des hypothèses ? Comment chercher des raisons sur un événement que l'on suppose probable ou improbable, et vous dire, à ce propos, l'opinion des autres, celle de la moyenne (cette abstraction), celle de la jeunesse ou la mienne ? Je ne le puis, ceci n'est vraiment pas de mon fait. Mon vœu de joie, seulement, serait de voir un monde qui ne se battrait plus que pour s'accroître dans sa vie ; qui n'envahirait plus que par admiration ou par pitié ; et dont les projectiles seraient les fruits de la terre, les meilleurs et les plus sacrés, tous les produits humains ou divins, et aussi des livres d'art, de pensée, de portée, de science ou de bonté, c'est tout un.

~~~~

1898, Peyrelebade, Août. — Nous voici sous le ciel clair du Midi, au même lieu qu'autrefois, traités avec beaucoup d'égards et d'attentions par des hôtes partis à Vichy, nous abandonnant la maison abandonnée.