Redon À soi-même (4)
Le vin, qui la fit autrefois célèbre, domine tous les espoirs des habitants qui lui sacrifient tout de leurs ressources ou de leur labeur. Mais il vient ou ne vient pas. Et pendant les années de disette, l'homme reste quand même assujetti au joug de sa culture. Domination mystérieuse. Il semblerait que ceux qui s'attachent ainsi à la terre, sous un pouvoir occulte, travaillent obscurément, mais bienfaisamment, à la durée nécessaire de ses sucs ; sorte de loi rétributive fixée à leur insu pour la délectation des êtres. Je bénis ceux qui restent encore attachés à la culture de cette liqueur de vie qui nous verse encore à l'esprit un peu d'optimisme. Elle est un des ferments de l'esprit français ; elle est aussi la liqueur du rêve; elle exalte jusqu'à la mansuétude. Dans ces régions du Médoc, mon père était possesseur d'un ancien domaine entouré de vignes et de terres incultes, avec de grands arbres, des genêts toujours, des bruyères tout près du château. Lorsque j'étais enfant, on ne voyait au delà du seuil que des terrains vagues garnis de ronces, de fougères, et des restes de larges allées plantées d'ormeaux et de chênes, routes abandonnées, à demi sauvages, qu'on réservait autrefois pour le service de tout domaine : un reste de solennelle grandeur, décor naturel, sans convention et sans lignes, taillé sans pénurie à larges coupes, en plein bois ou forêt vierge peut-être, à travers des terres qu'on ne mesurait pas. Je fus confié là, dans ce vieux manoir, au sortir de la nourrice, à la garde d'un vieil oncle, régisseur alors du domaine, et dont la physionomie débonnaire aux yeux bleus tient grande place dans les souvenirs de mon enfance. Si j'interroge ces souvenirs autant qu'il est possible de faire renaître des états lointains d'une conscience aujourd'hui défunte, et par les changements de sa survie, je me vois alors triste et faible. Je me vois regardeur prenant plaisir au silence. Enfant, je recherchais les ombres ; je me souviens d'avoir pris des joies profondes et singulières à me cacher sous les grands rideaux, aux coins sombres de la maison, dans la pièce de mes jeux. Et au dehors, dans la campagne, quelle fascination le ciel exerça sur moi ! Très tard aussi, longtemps après — je n'ose dire à quel âge, car vous me traiteriez d'homme incomplet — j'ai passé des heures, ou plutôt tout le jour, étendu sur le sol, aux lieux déserts de la campagne, à regarder passer les nuages, à suivre, avec un plaisir infini, les éclats féeriques de leurs fugaces changements. Je ne vivais qu'en moi, avec une répulsion pour tout effort physique. Les sensations reçues et dont il me reste un souvenir lointain sont celles de mes jeux avec les petits enfants de la maison, au milieu desquels on me laissait fort libre.
Période confuse, d'où la mémoire me sert assez mal, et qui ne refléterait d'ailleurs ici que peu de chose, sinon les ébats éternels de l'enfance, loin des contraintes de la ville et de ses gênes. J'étais tranquille, point batailleur, inhabile aux entreprises des vagabondages par les champs où les autres me conduisaient. J'étais plutôt confiné dans les cours ou le jardin, et occupé de jeux paisibles. J'étais d'ailleurs maladif et débile, entouré toujours de soins ; on avait prescrit de m 'éviter les fatigues cérébrales. Je fis à sept ans un séjour à Paris durant une année, et je me souviens des grandes promenades avec la vieille bonne qui m'accompagnait. Je vis à cet âge les musées. Une empreinte en ma mémoire est restée des tableaux de drames ; je n'ai dans les yeux que des représentations de la vie violente, à l'excès ; cela seul me frappa. J'ai dit une enfance maladive, et c'est la raison pour laquelle je fus mis tard à l'école, à onze ans, je crois. Cette période est la plus triste et la plus lamentable de ma jeunesse. Externe cependant; mais je ne me vois que tardif aux classes, travaillant avec un effort qui m'attristait.
Que de larmes j'ai versées sur des livres d'ennui que l'on me prescrivait d'apprendre mot à mot. Je crois pouvoir dire que de onze à dix-huit ans, je n'ai ressenti que de la rancœur d'études. Elles furent inégales, sans suite, sans méthode, faites dans deux pensions de Bordeaux, peu de latin. Je ne revivais et n'étais heureux que les jours de sortie, durant lesquels je m'occupais. J'avais copié les lithographies d'alors selon les premiers modes de la hachure. J'en ai conservé quelques-unes. Ces vieux documents d'un premier âge, loin de me faire heureusement tressaillir, ne me donnent aujourd'hui que le frisson, comme la répercussion d'un spleen lointain, redevenu réel par ces images. Rien de particulier autrement. La grande émotion est à l'heure de ma première Communion, sous les voûtes de l'église Saint-Seurin ; les chants m'exaltent ; ils sont vraiment ma première révélation de l'art, outre la bonne musique que j'avais déjà beaucoup entendue en famille. Ainsi pareillement jusqu'à l'adolescence, la divine adolescence. Etat d'esprit perdu à jamais ! Je fus le visiteur radieux des églises, le dimanche, ou bien je m'approchais au dehors des absides, sous l'attirance irrésistible des chants divins. J'allais de préférence dans les pauvres quartiers de la banlieue où les temples sont populeux, la piété plus naturelle et vraie. Ce sont là des heures dont je me souviens comme ayant ressenti une vie à son comble, haute et suprême, inouïe. Etait-ce par l'art ?