Redon À soi-même (46)

Une œuvre conçue en vue d'un enseignement sera dans sa facture conduite par de mauvais chemins. Un tableau n'enseigne rien ; il attire, il surprend, il exalte, il mène insensiblement et par amour au besoin de vivre avec le beau ; il lève et redresse l'esprit, voilà tout.

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Non, il ne faut pas enchaîner son art à des convictions politiques, ni à une morale. Au contraire, l'art doit fournir au philosophe, au penseur, au savant, et peut-être même au théosophe, qui sait ? matière à spéculer et à aimer.

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Le principe mystérieux d'une vocation est irréductible, comme l'amour, comme la mort.

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1910, Mai. — Quelle singulière enquête : on parle de porter au Panthéon les restes de Puvis de Chavannes. Mais, pour avoir vu rire autrefois dans la foule qui se pressait et s'amusait devant ses tableaux (le Pauvre Pêcheur et l'Espérance notamment), je ne puis en accueillir la pensée qu'avec un triste sourire.

Ce revirement de faveur ne montre-t-il pas l'éternel et fluctueux caprice de la reconnaissance des hommes ? A dire vrai, ceux qui furent indifférents le sont encore, et la démonstration contraire d'aujourd'hui doit nous cacher bien des choses et qui sont incertaines.

Je ne me range pas à ce désir, car le transfert des restes mortels d'êtres illustres ou inconnus touche péniblement ma sensibilité, et même ma pensée. Je vois, au contraire, une certaine grandeur dans le respect du lieu, humble ou fastueux où parents et amis ont pleuré devant l'être cher, là déposé, à l'heure suprême et déchirante de la mort. Ce lieu reste un signe fatal, qui ne se mesure pas à notre mesure, ni à notre justice. Il est d'un autre ordre. On ne saurait y remédier.

Ce qui ne change pas, ce qui est vivant et présent à jamais, c'est l'action permanente d'un maître par les ouvrages qu'il a laissés. Puvis de Chavannes a sa voix toujours active au Panthéon dans les fresques de Sainte Geneviève. Pourquoi y ajouter des cendres, dont le silence, après tout, appartient à l'inconnu ? La glorification et l'apothéose d'un grand homme sont dans l'hommage qu'on lui rend par l'apparente et haute place que l'on donne à ses œuvres, en son vivant ou après. Il serait curieux de voir au Parlement le souci de s'occuper d'art autrement que pour une collectivité ! Comment ? On s'y occuperait d'un artiste, d'un poète! Le grand imagier mural Puvis de Chavannes en vaut la peine ; il en valait la peine.

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Juillet. — Pour une notice de catalogue.

Je ne m'adresse pas ici aux esprits métaphysiques, je ne m'adresse pas non plus aux pédagogues, parce qu'ils n'ont pas les yeux fixés avec constance sur les beautés de la nature ; les habitudes de leur mentalité les maintiennent trop loin des idées intermédiaires qui lient les sensations avec les pensées : leur esprit s'occupe trop d'abstractions pour qu'ils puissent partager et goûter pleinement les jouissances d'art, qui supposent toujours les rapports de l'âme avec les objets réels et extérieurs. Je parle à ceux qui cèdent docilement, et sans le secours d'explications stériles, aux lois secrètes et mystérieuses de la sensibilité et du cœur. L'artiste subit, au jour le jour, le rythme fatal des impulsions du monde universel qui l'entoure. Centre continuel des sensations et toujours souple, hypnotisé par les merveilles de la nature qu'il aime, qu'il scrute, ses yeux, comme son âme, sont en rapport perpétuel avec les phénomènes les plus fortuits. Il incline même à cette communion qui est douce pour lui quand il est peintre. Comment sortirait-il d'un état où il se complaît et se borne, pour pénétrer comme le savant ou l'esthéticien, dans la généralisation? Il ne le peut : cette opération hors de soi lui est impossible. Ne lui demandez pas d'être prophète ; il donne seulement son fruit, telle est sa fonction. S'il se compare aux autres pour les juger, ce ne sera que par une opération malaisée, difficile, fort difficile qu'il ôtera les lunettes de ses yeux pour voir avec lucidité le fruit des autres sans le secours de leurs verres. Il ne saura parler bien que de soi, de sa propre aventure, du cas unique, heureux ou tragique où le plaça son destin. Pour ce qui est de moi, je crois avoir fait un art expressif,