Redon À soi-même (47)
suggestif, indéterminé. L'art suggestif est l'irradiation de divins éléments plastiques, rapprochés, combinés en vue de provoquer des rêveries qu'il illumine, qu'il exalte, en incitant à la pensée. Si mon art n'a pas tout d'abord trouvé d'écho dans le public de ma génération rationaliste, où fut construit l'édifice aux voûtes un peu basses de l'impressionnisme, la génération présente (puisque tout évolue) le comprend mieux. La jeunesse d'ailleurs, de mentalité bien différente, touchée plus qu'autrefois en France par les ondes suprêmes de la musique, s'ouvre nécessairement aussi aux fictions et aux rêves de la plastique idéaliste de cet art.
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Sur la perte de sa propriété de Peyrelebade.
Nous sommes tenus à certains lieux par des attaches invisibles qui sont comme des organes pour l'homme créateur. Peut-être est-ce à la soumission à ces choses par un acte de volonté, de liberté, de tact, de docilité, aux nécessités de l'inconscient que nous trouvons l'originalité. On dit que Beethoven eut besoin de revenir dans une certaine demeure qu'il avait quittée ; il en eut besoin pour l'achèvement d'une symphonie. Qui le croirait, pour la musique pourtant, cet art de la vie interne. Je le comprends. Quitter un lieu habituel a toujours été une sorte de mort en moi. La vie revient ailleurs après, mais autre, et l'on a peur de cette inconnue. Je ne saurais vous dire le tourment profond que me donne un simple déplacement, un changement de demeure. Je suis stagnant. Il me faut, pour reprendre vie et goût au labeur au nouveau gîte où je vais être, du temps, beaucoup de temps, des saisons même. Ceci vous dira ce que me fit le détachement de la vieille maison de Peyrelebade, où ce que je fis de plus ardent, de plus passionné, de plus spontané vint surgir sous mes yeux : toutes les surprises de moi-même, toute ma conscience d'artiste, outre les souvenirs. Quitter un lieu habituel participe de la mort. De là, l'effroi d'un recommencement ailleurs. Au fait, je dois à mon pays ces visages tristes que vous savez, et que j'ai dessinés parce que je les ai vus et parce que mes yeux d'enfant les avaient conservés aux résonnances intimes de mon âme. Oui, un vieux pan de mur, un vieil arbre, un certain horizon, peuvent être la nourriture et l'élément vital d'un artiste ; là, où il a racine. Le jour où
Rembrandt déconseilla à ses élèves les voyages, et surtout celui d'Italie, je crois qu'il fut l'annonciateur de l'art profond. L'art est pour qui l'aime un tuteur, on ne saurait nier l'appui, qu on y trouve pour le maintien spirituel. La lecture d'un beau livre, d'une seule page de ce livre, l'accent d'un accord, d'une harmonie suprême, un chant connu, entendu subitement, agissent, nous prennent, nous tiennent subitement dans un état pensant.
J'ai cru jadis que l'art était inutile : il est peut-être nécessaire.
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1911, Septembre. — La Joconde est consacrée. J'entends par là qu'elle a reçu, dans la durée du temps, au cours de quatre siècles, l'hommage de l'admiration des maîtres. Ce n'était pas pour son sourire ; mais si la peinture, essentiellement, dans ce qu'elle a de plus strict, a pour but de produire sur une surface plane, à l'aide du clair et de l'obscur, le plus grand relief possible d'un des éléments de la nature, fût-ce un visage humain avec le rayonnement de l'esprit, ce but y est atteint par Léonard, hautement, fortement, jusqu'au prodige.
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Décembre. — A Monsieur X...
Vous seriez tout à fait aimable de me dire ce que vous entendez par ce mot Humaniste que vous employez dans une appréciation sur mes ouvrages, à l'occasion d'une exposition récente. Tout en vous remerciant de ce que vous exprimez, à leur éloge, et dont je suis touché parce qu'il est visible que vous les aimez, je vous avoue ne rien comprendre à ce mot humanisme, là placé. Pour vous éclairer mieux sur le désir que je vous exprime, laissez-moi vous dire qu'il est dans ma pensée que tout artiste bien né, doit, aux termes derniers de sa carrière, faire une sorte d'examen de conscience où il révise et regarde s'il a conduit à bonne fin les dons naturels qu'il avait reçus. Je suis, après un demi-siècle, à cette heure-là qui m'est douce et délicieuse.