Redon À soi-même (5)
Etait-ce de communion avec le peuple que j'aimais, ou de la foule que j'aime encore ? J'ai retrouvé depuis dans Beethoven de suprêmes joies, mais elles me semblent diminuées de tout ce que l'humanité y cumule et la change : nous mêlons à la neuvième symphonie notre triste joie. Celle issue des chants sacrés me révélait entièrement alors un infini sans mélange, découvert comme un absolu réel, le contact même de l'au-delà. Vers l'âge de quinze ans, on me donna pour le dessin un professeur libre, chez qui j'allais travailler les jours de sortie. Il était aquarelliste distingué, et très artiste. Son premier mot — je m'en souviendrai toujours — fut de m'aviser que je l'étais moi-même et de ne me permettre jamais de donner un seul trait de crayon sans que ma sensibilité et ma raison ne fussent présentes. Il me fit faire des études, qu'il appelait études sur nature, où je ne devais traduire que ce qui m'était motivé par les lois de la lumière et de la statique. Il avait horreur de ce qui s'exécute de pratique. Il apportait dans l'analyse des copies qu'il me faisait faire un sens pénétrant et subtil des procédés, une clairvoyance à les décomposer et les expliquer, qui m'étonnaient beaucoup alors, et que je comprends aujourd'hui. Il possédait des aquarelles des maîtres anglais qu'il admirait beaucoup. Il me fit faire des copies.
Très indépendant, il me laissait aller à mes sympathies. Il considérait comme un bon augure les frissons et les fièvres que me donnaient les toiles exaltées et passionnées de Delacroix. En ce temps-là, il y avait en province des expositions ouvertes à des envois nombreux des grands artistes. C'est ainsi que je pus voir à Bordeaux des œuvres de Millet, Corot, Delacroix, les débuts de Gustave Moreau. Mon professeur me parlait devant elles en poète qu'il était, et ma ferveur en redoublait. Je dois à mon enseignement libre beaucoup des premières poussées de mon esprit, les meilleures sans doutes, les plus fraîches, les plus décisives ; et je crois bien qu'elles valurent pour moi beaucoup mieux que l'enseignement d'une école d'Etat. Lorsque, plus tard, j'allai à Paris pour tendre mon effort à l'étude plus complète du modèle vivant, il était tard, heureusement ; le pli était fait. Je ne me suis guère départi, depuis, des influences de ce premier maître romantique et enthousiaste, pour qui l'expression était tout, et l'effet une attirance ou subterfuge d'art indispensable.
C'est avec lui que j'ai connu la loi essentielle de création ; j'entends la loi de constitution, ses mesures, ses rythmes, cet organisme d'art qui ne peut être appris par règles ni formules, mais qui se transmet et se communique par la communion du maître à l'élève ensemble au travail. Le bon démon me prit ainsi. Quand ce sens me fut révélé, j'eus hâte de me laisser aller à la joie de m'épancher en des esquisses. Et c'était vraiment un effort de raison, de devoir, presque de vertu, quand il fallait me mettre à l'étude objectivement; je préférais tenter la représentation des choses imaginaires qui me hantaient et où j'échouai infructueusement au début. J'en fis cependant beaucoup : paysages, batailles, évocations d'êtres épars dans des plaines rocheuses, tout un monde de désespérance, noires fumées du romantisme qui m'embrumaient encore. Je fis aussi des dessins d'après des estampes, ceux-ci avec un réel plaisir. S'il m'était permis de recommencer aujourd'hui mon éducation de peintre, je crois que je ferais beaucoup, pour la croissance et le plus grand développement de mes facultés, des copies du corps humain ; je le disséquerais, l'analyserais et le modèlerais même, pour le reconstituer aisément de mémoire à profusion. D'études de l'ossature, j'en fis beaucoup. On ne reconnaît la nécessité de cette science que plus tard. A soixante ans, Delacroix disait que, s'il recommençait sa carrière, il n'étudierait que le squelette (c'est bien l'aveu d'un peintre imaginatif)
Il venait pour la première lois d'en posséder un. On dit que Michel-Ange se mit délibérément à l'étude de l'anatomie à l'âge de trente ou quarante ans. Quelle mystérieuse aventure que de venir au monde ainsi fait, inconscient du mode de développement de ses propres virtualités, et de provoquer en quelque sorte l'éveil de sa certitude, la connaissance de sa propre source et de sa force, à travers les mille périls des influences du milieu et du temps, ou des formules de la pédagogie ambiante ! J'ai gardé un souvenir tendre et pieux de mon maître et des heures ferventes d'étude et de douceur passées en son atelier (j'avais quinze à dix-huit ans), un atelier entouré à profusion des fleurs d'un jardin hors ville, dans le silence de la solitude, et sous le jour d'une large baie donnant lumière à la lisière d'un petit bois. Plus tard, lors de mes venues à Pans, et au retour, je vis toujours ce professeur aimé parce que visiblement il adorait l'art, la musique, les beaux livres : il en parlait avec une flamme où se consumait sa substance.