Redon À soi-même (62)
Il y aurait beaucoup à dire, à propos de l'apparition en cette heure de naturalisme de cet esprit de peintre si particulièrement spiritualiste quoique si moderne, qui profite si bien et avec tant de discrétion et de mesure des acquisitions récentes dans l'art de peindre : le plein-air, ce mode nouveau, dont on a tant parlé, il le sent, le pénètre et s'en sert à merveille ; la loi capitale des couleurs complémentaires que Delacroix a affirmée et développée ne lui est pas moins connue, car il en tire des effets discrets, délicats, et très heureusement combinés. Je ne parle pas de la ligne, cette abstraction, ce trait invisible sur qui toute œuvre un peu hautaine repose, et dont il a le sens si mesuré, si fin. (1881 .)
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On se laisse facilement aller, par esprit de classification, à désigner les artistes par écoles, par groupes opposés de coloristes ou de dessinateurs ; on veut aussi que leurs tableaux soient de l'histoire, du genre, du paysage, de la nature morte, ou que sais- je ? Il serait difficile de placer M. Cazin parmi les uns ou les autres, d'établir qu'il est plutôt ceci que cela : il est lui-même, simplement lui-même et cela est tout. Ne parlons donc plus désormais de l'intransigeance, ni de l'impressionnisme ; on a même plaisanté quelquefois sur le luminarisme, le sensationnisme ... Il y aurait à trouver un terme définitif et durable pour qualifier l'artiste libre qui n'obéit qu'à son instinct et à la raison. Cazin manque d'apothéose. Cela vient de son succès venu tardif. Je vis un jour dehors un homme qui me frappa la vue ; il avait l'air contraint, soucieux, et longeait les murs de près. Son œil suivait l'horizon de la rue, comme s'il y cherchait au loin quelqu'un. Cette obstination mise en l'observation des choses lointaines me le nomma, c'était lui. Front haut, profil dur, bouche volontaire, chevelure blonde, comme sa peinture. Il est puissant, malgré tout; on sent quelqu'un sous cette écorce. Loin du naturalisme, Cazin habille l'ouvrier d'un autre habit que celui de ce jour; il le revêt hors du heu et pour tous les temps. Cazin, Puvis sont les seuls qui nous fassent oublier la rue. Ce n'est pas parce qu'une secte a cru découvrir la peinture en regardant les arbres, les paysans, les bestiaux, qu'il serait interdit de regarder se manifester la vie. Voyez Cazin et l'arbre, le buisson, le terrain, la chaumière, le chemin, ainsi que le moindre petit brin d'herbe qui le borde, y révèlent l'être pensant qui le traverse et y respire. L'homme est en son paysage, il y a vécu. Il faut à l'artiste un cœur qui domine son propre cœur, des visées, une manière à lui d'envisager les choses humaines ; sans le sérieux de la vie, l'œuvre ne l'a pas non plus.
Voici une Ville morte, une place déserte où nul être humain ne paraît. Il a plu, les ruisseaux déversent une eau vive, où se reflètent une large éclaircie du ciel, quelques pâles étoiles, de gros nuages qui vont passer ; dans le calme du soir et du crépuscule, des feux s'allument çà et là derrière les vitres, aux fenêtres des maisons tristes et closes. On est loin, en pays seul, en cet écart du monde où Fâme s'ensevelit dans une vie éteinte, un petit véhicule au repos y témoigne qu'on a remué durant le jour, voyagé, reçu quelque chose de la contrée voisine. Il y a là tout le silence de la contrée perdue, le dénuement de la soirée rurale, la torpeur morne de l'immobile. Cette œuvre est d'une vérité cruelle ; un reproche : le moraliste pourrait y voir un tableau saisissant de la province ankylosée. C'est un poème aussi parce qu'il éveille en nous un monde incalculable de rêveries et de réminiscences, et comme un sentiment de l'autrefois. A l'opposé des œuvres contemporaines, son effet est tel, que la sensation qu'elle donne reste longtemps en nous seul, maîtresse et dominante, ainsi que la mélodie préférée que l'on fredonne au sortir du concert. (Février 1883.)