Redon À soi-même (74)
Des lettres du solitaire, écrites à un ami éloigné, constatent qu'il se plaisait beaucoup dans le silence de ces lieux calmes, où ont été médités et accomplis ses derniers travaux. C'est là que la mort arrêta sa main généreuse. Elle frappa vite. La courte maladie qui l'emporta le prit en pleine maturité de pensée, à l'heure où il constatait lui-même l'ardeur de ses forces et la sève de son esprit. Il fut frappé d'épuisement comme le fut Raphaël, quand les dernières ébauches laissées sur le chevalet débordaient des ardeurs de cette âme qui s'épancha durant quarante ans, sans défaillance et sans arrêt. Le romantisme est à prendre et à garder tel qu'il est. Chez Delacroix, il est le triomphe du mouvement et de la passion sur les formes. Où donc ai-je lu que Victor Hugo le visitant une fois, quand l'ébauche du Massacre de l'Évêque de Liège était sur le chevalet, le poète ne voyant pas très bien l'arme du meurtrier demanda au peintre ce qu'il avait voulu faire. Delacroix répondit : « J'ai voulu peindre l'éclair d'une épée ». Là-propos sur les lèvres de ces deux êtres est bien suggestif ... Ce maître libre, ardent, artiste par-dessus tout et de qui je tiens le premier éveil et la durée de ma propre flamme, il n'a pas encore ce me semble la place véritable que le temps lui doit. Pour avoir fait parler passionnément les couleurs du prisme, pour les avoir, le premier, touchées d'un génie altier qui les dota du pouvoir d'exprimer la vie morale, il a subi dans le temps qui le suivit je ne dis pas une éclipse mais un arrêt, un délai mis à sa domination. Le naturalisme embroussaillé sa route. Les bons ou appréciables peintres qui l'ont suivi, que l'on désigne, on ne sait pourquoi, du nom d'impressionnistes, ont donné des fruits moins rares, convenons-en : il faut les cueillir près du sol, un peu bas.
Ceux d'Eugène Delacroix plus haut venus, dans les régions fertiles de l'imagination et du lyrisme, sont aussi le produit de l'humaine passion. Dans tout ce qu'il a peint, on sent la présence de l'homme. Le cas n'est pas négligeable. Et l'humanité se garderait bien d'oublier un art où elle se mire et s'exalte ; elle s'en écarte parfois, mais elle y revient toujours. J'ai eu la bonne fortune d'aller voir chez son cousin Riesner (un aimable vieillard) des pièces nombreuses, des portraits, des dessins inconnus, toutes reliques de Delacroix ; ces souvenirs les plus intimes qu'il a touchés, je les ai vus comme si j'avais été chez lui-même. En dehors de tout ce que j'ai pu tirer personnellement de ces fréquentations nouvelles, il y a aussi dans la parole de ces vieilles personnes un charme nouveau pour moi, et qui m'a donné comme un avant-goût de la sagesse. Ils sont toujours dans l'Idée et s'aperçoivent si peu du nombre de leurs jours ! Ils sont là, près de la petite femme qui les réunit, comme y seraient des enfants à leurs premières recherches.
Sans parler trop de Chenavard, qui pèse beaucoup moins par le génie que par l'intelligence, il y a le père Français qui a pour la musique les plus délicates entrailles (on ne s'en douterait guère à sa stature). Voilà le premier plan ; moi je suis au second, au troisième, selon les jours. Ça dépend des réunions. Quand on ne parle pas, je suis un peu plus en cause, mais c'est la musique qui devient le langage unique et c'est alors que, modestement, je tourne les feuillets ... Presque tous l'aiment, les plus jeunes ont mes goûts, les autres restent fidèles aux maîtres anciens, anciens comme eux. La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l'on reste fidèle plus tard aux premières émotions ; la musique les renouvelle comme une sorte de résurrection. (1878)