Redon À soi-même (8)
On m'a fait, par cet éloignement où l'on m'a laissé, distinct des autres et indépendant. J'en suis fort heureux aujourd'hui. Il y a toute une production, toute une sève d'art qui circule maintenant hors des ramures de l'organisme officiel. J'ai été amené à l'isolement où je suis par l'impossibilité absolue de faire autrement l'art que j'ai toujours fait. Je ne comprends rien à ce que l'on appelle des “concessions” ; on ne fait pas l'art qu'on veut. L'artiste est, au jour le jour, le réceptacle de choses ambiantes; il reçoit du dehors des sensations qu'il transforme par voie fatale, inexorable et tenace, selon soi seul. Il n'y a vraiment production que lorsqu'on a quelque chose à dire, par nécessité d'expansion. Je dirai même que les saisons agissent sur lui ; elles activent ou amortissent sa sève : tel effort, tel essai tenté hors de ces influences que les tâtonnements et l'expérience lui révèlent, sont infructueux pour lui, s'il les néglige. Je crois avoir eu le souci de la conduite de mes facultés ; je me suis cherché avec conscience sous les éveils et la croissance de ma propre création, et dans le désir de la présenter parfaite, c'est-à-dire entière, autonome, ainsi qu'elle devait l'être pour elle- même. Mais avais-je un tempérament de dessinateur ou de peintre ? A quoi bon le chercher maintenant ?
Le discernement assez vain qu'a fait la pédagogie de ces deux modes importe assez peu. Cependant, par analyse, nous les distinguons. La pratique du dessin me vint plus tard, appelée par la volonté, lentement, presque douloureusement. J'entends ici par dessin le pouvoir de formuler objectivement la représentation des choses ou des personnes selon leur caractère en soi. J'y ai toujours tendu à titre d'exercice, et parce qu'il est nécessaire d'évoluer dans l'élément le plus essentiel de l'art qu'on exerce ; mais j'obéissais aussi aux incitations de la ligne seule — de même que je cédais au charme du clair-obscur. Je me suis encore efforcé de réaliser par le menu, avec la plus grande part de détails visibles, et avec relief, un morceau, un détail fragmentaire. C'était l'étude qui m'attirait le plus sans me préoccuper de son utilité. Ces fragments m'ont servi bien des fois depuis, à reconstituer des ensembles, et même à en imaginer. C'est là le mystérieux chemin de l'effort, et du produit, dans l'acheminement d'une destinée. Il est quelquefois décisif, et très déterminé chez les uns ; il fut souvent troublé et inquiet chez moi ; mais jamais je ne perdis de vue une fin plus haute et n'ai résisté aux attirances que je sentais venir des autres arts. Je fus un fidèle écouteur aux concerts; j'ai eu constamment dans la main un beau livre.
Mon aptitude contemplative me rendit douloureux mes efforts vers une optique. A quel moment suis-je devenu objectif, c'est-à-dire assez regardeur des choses, assez voyant de la nature en soi, pour aller à mes fins et m'approprier des formes visibles? Ce fut vers 1865. Nous y étions en plein naturalisme d'avant-garde ; Courbet étalait à plein couteau de la vraie peinture. Ce classique méconnu faisait fermenter la jeunesse vraiment peintre. Millet bousculait aussi l'esprit des mondains en dessinant le payan en sabots et la rusticité de sa vie rase et passive. J'avais un ami qui m'initiait, en théorie et par l'exemple, à toutes les sensualités de la palette. Il fut pour moi comme le pôle opposé ; de là des discussions sans fin. Nous faisions ensemble du paysage où je m'efforçais cependant à la représentation du ton réel. J'ai réussi des études à ce moment-là qui sont sans aucun doute de la peinture, incontestablement. Ce compagnon de ma jeunesse indépendante me fut profitable, et la vie, avec ses hasards, ses duretés, ses offenses à nos goûts par les dures obligations de la nécessité, l'éloigna plus tard de la peinture.
Combien d'autres encore pleins de dons naturels, vont se perdre et se fondre ainsi à la suite des hommes quelconques ! Nous naissons tous avec un autre homme en nous, en puissance, que la volonté maintient, cultive et sauve — ou ne sauve pas. On ne sait point, on ne saura jamais, ce qui fait que celui-ci devient un artiste, cet autre un financier, ou un fonctionnaire, bien que partis ensemble, auréolés des mêmes virtualités. C'est là un point insondable, irréductible. La fortune ou la pauvreté n'y sont pas un obstacle : on a son âme partout ; on dispose d'une matière partout. C'est affaire de conduite mtérieure, hors des faiblesses de la vanité ou des égarements de l'orgueil. Il y a des artistes de génie dans la misère, il y en a d'autres dans l'opulence. La fin d'une destinée est en soi-même ; elle suit des chemins cachés que le monde ne sait pas ; ils sont remplis de fleurs ou d'épines. Qu'est-ce qui me rendit, au début, la production difficile et la fit si tardive ? Serait-ce une optique ne concordant pas avec mes dons ? Une sorte de conflit entre le cœur et la tête ? — je ne sais. Toujours est-il qu'à mes commencements j'ai toujours tendu vers la perfection, et, le croirait-on, la perfection dans la forme. Mais laissez-moi vous dire maintenant que nulle forme plastique, j'entends perçue objectivement, pour elle-même, sous les lois de l'ombre et de la lumière, par les moyens conventionnels du “ modelé ”, ne saurait être trouvée en mes ouvrages.