Monsieur Croche, antidilettante, Claude Debussy.
Comme j'avais beaucoup dépassé ma maison, je m'en retournai, songeant à l'impartialité grondeuse de M. Croche. A tout prendre, elle contenait un peu du dépit que nous donnent les personnes que l'on a beaucoup aimées jadis et desquelles le moindre changement équivaut à une trahison. J'essayai aussi de me figurer M. Saint-Saëns le soir de la première représentation des Barbares, se souvenant, à travers les applaudissements saluant son nom, du bruit des sifflets qui accueillirent la première audition de sa Danse macabre et j'aimais à croire que ce souvenir ne lui déplaisait pas. Puis je songeai à des années déjà lointaines. La meilleure impression que je reçus du prix de Rome fut indépendante de celui-ci ... C'était sur le pont des Arts où j'attendais le résultat du concours en contemplant l'évolution charmante des bateaux-mouches sur la Seine. J'étais sans fièvre, ayant oublié toute émotion trop spécialement romaine, tellement la jolie lumière du soleil jouant à travers les courbes de l'eau avait ce charme attirant qui retient sur les ponts, pendant de longues heures, les délicieux badauds que l'Europe nous envie. Tout à coup quelqu'un me frappa sur l'épaule et dit d'une voix haletante : « Vous avez le prix ! ... »
Que l'on me croie ou non, je puis néanmoins affirmer que toute ma joie tomba ! Je vis nettement les ennuis, les tracas qu'apporte fatalement le moindre titre officiel. Au surplus, je sentis que je n'étais plus libre. Ces impressions disparurent dans la suite ; on ne résiste pas tout d'abord à cette petite fumée de gloire qu'est provisoirement le prix de Rome ; quand j'arrivai à la Villa Médicis, en 1885, je n'étais pas loin de me croire le petit chéri des dieux dont parlent les légendes antiques. M. Cabat, paysagiste de valeur autant qu'homme du monde strictement distingué, était directeur de l'Académie de France à Rome à cette époque. Il ne s'occupait jamais des pensionnaires que d'une façon administrative. Il était charmant. Peu de temps après, M. E. Hébert le remplaçait. Une récente conversation nous a appris que ce peintre éminent est resté “ romain ” jusqu'au bout des ongles. Son intolérance pour tout ce qui regardait Rome et la Villa Médicis est d'ailleurs restée proverbiale ... Il n'admettait aucune critique touchant ces deux choses ; je me rappelle encore que m'étant plaint d'habiter une chambre dont les murs peints en vert semblaient reculer à mesure que l'on avançait — elle est bien connue des pensionnaires sous le nom de “ Tombeau Etrusque ”
— , M. Hébert m'affirma que cela n'avait aucune importance. Il ajoutait même qu'on pouvait au besoin coucher dans les ruines du Colisée ... Le bénéfice d'y éprouver le “ frisson historique ” compensant le risque d'y prendre la fièvre. M. Hébert aimait passionnément la musique, mais pas du tout celle de Wagner ; à cette époque, où j'étais wagnérien jusqu'à l'oubli des principes les plus simples de la civilité, j'étais loin de me douter que j'arriverais à penser à peu près comme ce vieillard passionné qui a fait le tour des sentiments, avec clairvoyance, quand nous en sommes à peine à savoir ce qu'ils contiennent et comment on peut s'en servir. Alors, commence cette vie de “ pensionnaire ” qui tient à la fois de l'hôtel cosmopolite, du collège libre, de la caserne laïque et obligatoire ... Je revois la salle à manger de la Villa où s'alignent les portraits des prix de Rome de jadis et d'hier. Il y en a jusqu'au plafond ; on ne les distingue même plus très bien ; il est vrai que l'on n'en parle même plus du tout. Dans toutes ces figures, on retrouve la même expression un peu triste ; elles ont l'air “ déracinées ... ”. Au bout de quelques mois, la multiplicité de ces cadres aux dimensions immuables donne à qui la contemple, l'impression que c'est le même prix de Rome répété à l'infini !
Les conversations que l'on tient autour de cette table ressemblent forcément à des propos de table d'hôte, et il serait vain de croire qu'on y commente les esthétiques récentes ou bien l'ardente rêverie des anciens maîtres. Si par cela la Villa Médicis est un foyer d'art médiocre, on y apprend très vite le côté pratique de la vie, tant on s'y préoccupe de la figure que l'on fera de retour à Paris ... Les rapports avec la société romaine sont presque nuls, celle-ci étant aussi fermée que peu accueillante aux pensionnaires dont la jeune indépendance bien française s'allie mal à la froideur romaine. Il reste la ressource des voyages à travers l'Italie ...
Maigre ressource dont on ne peut tirer le profit désirable, à cause du manque de rapports dans les villes où l'on passe par trop en étranger. Entendez que ces rapports seraient faciles à établir puisqu'il suffirait simplement d'y penser. On s'en tire en achetant des photographies, la patience des jeunes femmes attachées à ce commerce étant sans limite, ainsi que leurs sourires. Je ne devais plus revoir M. Croche. Mais qui ne fut visité par les fantômes des voix qui se sont tues ? Il n'est donc que juste de lui supposer large part en tout ce qui va suivre, bien que je me reconnaisse hors d'état de séparer par des signes distincts les répliques d'un dialogue imaginaire.